La Destinée, dans sa grande sagesse, s’y oppose. Si ses enfants, déjà accablés par le chagrin, devaient également se charger de ce fardeau, ajoutant par l’imagination d’autres peines aux leurs, plus aucun bâtiment ne se dresserait, les routes se perdraient en sentiers herbeux, c’en serait fini de la musique et de la peinture, et seul un immense soupir monterait vers les cieux, hommes et femmes en étant réduits à ne plus manifester que de l’effroi et du désespoir. Mais, en réalité, quelque petite distraction survient toujours : un joueur d’orgue de Barbarie à l’angle de l’hôpital, une boutique de livres et de bibelots qui nous fait dépasser la prison ou l’hospice, quelque invraisemblable chat ou chien qui nous empêche de transformer les malheurs emblématiques du vieux mendiant en des tomes de souffrances sordides – de sorte que le vaste effort de compassion que ces casernes de misère et de discipline, ces symboles racornis de la douleur, nous demandent de fournir en leur faveur, se voit repoussé avec embarras une autre fois. De nos jours, la compassion est dispensée surtout par les laissés-pour-compte et les ratés, en majorité des femmes (chez lesquelles l’obsolète fait bizarrement bon ménage avec l’anarchie et la nouveauté) qui, ayant décroché de la course, ont du temps à consacrer à des expéditions rocambolesques et peu rentables : C. L. par exemple, assise auprès du foyer impur et éteint dans une chambre de malade, fait surgir, à l’aide de touches à la fois sobres et inventives, le garde-feu, la miche, la lampe, les orgues de Barbarie dans la rue, et toutes les histoires simples d’écolières et de frasques que racontent les vieilles femmes ; ou A. R., l’imprudente et la magnanime, capable, s’il vous traversait l’esprit qu’une tortue géante vous réconforterait ou qu’un théorbe vous égaierait, de passer au peigne fin tous les marchés de Londres et de vous les procurer d’une manière ou d’une autre, enveloppés dans du papier, avant la fin de la journée ; enfin K. T., la frivole, vêtue de soieries et de plumes, poudrée et fardée (ce qui prend aussi du temps) comme pour un banquet de rois et de reines, répand toute sa clarté dans l’obscurité de la chambre de malade, fait tinter les flacons de médicaments et bondir les flammes avec ses bavardages et ses singeries. Mais, la civilisation nous assignant un but différent, de telles extravagances sont passées de mode ; quelle place va-t-il alors rester pour la tortue et le théorbe ?
Il y a, avouons-le (car la maladie est le confessionnal suprême), une franchise tout enfantine dans la maladie : des choses sont dites, des vérités échappent étourdiment que la prudente respectabilité de la santé dissimule. Pour ce qui est de la compassion, par exemple : nous pouvons nous en passer. L’illusion d’un monde façonné de telle manière qu’il renvoie l’écho de chaque grognement ; d’êtres humains tellement liés par des peurs et des besoins communs qu’une secousse appliquée à un poignet se répercute sur un autre ; un monde où votre expérience a beau être étrange, d’autres l’ont déjà vécue ; où vous avez beau vous aventurer très loin en esprit, quelqu’un aura toujours déjà foulé le sol avant vous – tout cela n’est qu’une illusion. Ignorant de notre âme, comment connaîtrions-nous celle d’autrui ? Les êtres humains ne font pas toute leur route de compagnie. Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n’a laissé son empreinte. Là, nous avançons seul et c’est tant mieux. Être toujours plaint, entouré, compris, voilà qui serait intolérable. Cependant, en temps normal, nous devons avec affabilité entretenir cette comédie et redoubler d’efforts pour communiquer, civiliser, partager, cultiver le désert, éduquer les indigènes, travailler ensemble le jour et, la nuit, prendre du bon temps. Mais la maladie met fin à cette mascarade. Elle oblige aussitôt à s’aliter ou, enfoncé dans de moelleux oreillers sur un fauteuil, à décoller les pieds du sol, ne serait-ce que de trois centimètres, pour les poser sur un autre siège, et alors nous cessons d’appartenir à l’armée des gens d’aplomb : nous devenons des déserteurs. Eux marchent au combat. Quant à nous, nous flottons avec les bouts de bois au gré du courant – pêle-mêle avec les feuilles mortes sur la pelouse, irresponsable, indifférent et en mesure, peut-être pour la première fois depuis des années, de regarder autour de nous, de regarder en l’air, de regarder, par exemple, le ciel.
Ce spectacle extraordinaire produit d’abord une impression curieusement saisissante. D’ordinaire, prendre le temps de contempler le ciel est chose impossible. Les piétons seraient gênés et déconcertés par un scrutateur public du ciel. Les rares bribes que nous en apercevons sont mutilées par des cheminées et des églises, servent d’arrière-plan pour les hommes, dénotent un temps humide ou beau, barbouillent les fenêtres de doré et, comblant les espaces entre les branches, l’automne, achèvent de conférer un air pathétique aux platanes ébouriffés des squares. Or voilà que, allongé le regard fixé au-dessus de nous, nous découvrons le ciel sous un angle tellement différent que c’en est à vrai dire un peu choquant. Toute cette activité se déroule donc sans interruption, depuis toujours, et nous n’en savions rien ! Des formes s’assemblent continuellement et se dissolvent, des nuages s’accumulent et tirent de vastes files de bateaux et de chariots du nord au sud, des rideaux de lumière et d’ombre sans cesse montent et descendent, en une perpétuelle expérimentation qui joue des rayons dorés et des ombres bleutées, de l’occultation et de la réapparition du soleil, de l’édification de remparts rocheux qui dérivent au loin – cette activité sans fin, entraînant le gaspillage de Dieu sait combien de millions de chevaux-vapeur, s’est mue de son propre chef année après année. Voilà qui, à première vue, appelle le commentaire et même la réprobation. Ne nous incombe-t-il pas d’alerter le Times ? Il faudrait en tirer parti, ne pas laisser ce gigantesque cinéma fonctionner devant une salle éternellement vide. Mais, pour peu que la contemplation se prolonge, une autre sensation vient supplanter nos premiers frémissements d’ardeur civique. Cette divine beauté est aussi divine insensibilité. Des ressources inestimables sont employées à des fins étrangères à tout plaisir ou à tout avantage humain. Même si nous restions tous à plat ventre, sans bouger, le ciel n’en continuerait pas moins de jouer avec ses reflets bleus et or. Peut-être devrions-nous alors porter notre attention sur quelque chose de tout petit, de proche et de familier, pour déceler un peu de compassion. Prenons la rose.
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