Ce phénomène est uniquement dû à cette particularité que les mouvements de rotation et de révolution s’accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très probablement à tous les autres satellites.

Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient pas tout d’abord que, si la Lune montrait invariablement la même face à la Terre pendant sa révolution, c’est que, dans le même laps de temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait : « Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de manière à toujours en regarder le centre ; quand votre promenade circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien ! la salle, c’est le Ciel, la table, c’est la Terre, et la Lune, c’est vous ! » Et ils s’en allaient enchantés de la comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre ; cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d’un certain balancement du nord au sud et de l’ouest à l’est appel « libration », elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l’Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ils s’inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité d’étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la Lune se promène en indiquant l’heure vraie à tous les habitants de la Terre ; que c’est dans ce mouvement que l’astre des nuits présente ses différentes phases ; que la Lune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil, c’est-à-dire lorsque les trois astres sont sur la même ligne, la Terre étant au milieu ; que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec le Soleil, c’est-à-dire lorsqu’elle se trouve entre la Terre et lui ; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence, que les éclipses ne pouvaient se produire qu’aux époques de conjonction ou d’opposition, et ils raisonnaient bien. En conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu’en opposition, c’est la Terre qui peut l’éclipser à son tour, et si ces éclipses n’arrivent pas deux fois par lunaison, c’est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune est incliné sur l’écliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant à la hauteur que l’astre des nuits peut atteindre au-dessus de l’horizon, la lettre de l’Observatoire de Cambridge avait tout dit cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude du lieu où on l’observe. Mais les seules zones du globe pour lesquelles la Lune passe au zénith, c’est-à-dire vient se placer directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et l’équateur. De là cette recommandation importante de tenter l’expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi plus vite à l’action de la pesanteur. C’était une condition essentielle pour le succès de l’entreprise, et elle ne laissait pas de préoccuper vivement l’opinion publique.

Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la Terre, l’Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes aussi bien qu’à tous les satellites, et la mécanique rationnelle prouve rigoureusement qu’il ne pouvait en être autrement. Il était bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.

Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se vulgarisèrent rapidement, beaucoup d’erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins faciles à déraciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue dans son cercle d’attraction. Ces astronomes de salon prétendaient expliquer ainsi l’aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont ils se prenaient à l’astre radieux. Seulement, quand on leur faisait observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n’en a que peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.

D’autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient certaines craintes à l’endroit de la Lune ; ils avaient entendu dire que, depuis les observations faites au temps des Califes, son mouvement de révolution s’accélérait dans une certaine proportion ; ils en déduisaient de là, fort logiquement d’ailleurs, qu’à une accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant l’infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu’une diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc, l’équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles à venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants ; ceux-là ne se contentent pas d’ignorer, ils savent ce qui n’est pas, et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent cinquante avaient amené des changements notables, tels que cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc. ; ils croyaient donc à l’influence mystérieuse de l’astre des nuits sur les destinées humaines ; ils le regardaient comme le « véritable contre poids » de l’existence ; ils pensaient que chaque Sélénite était rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique ; avec le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le dernier quartier, etc. , etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune, dépouillée de son influence, perdit dans l’esprit de certains courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés, l’immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils n’eurent plus d’autre ambition que de prendre possession de ce nouveau continent des airs et d’arborer à son plus haut sommet le pavillon étoilé des États-Unis d’Amérique.

Chapitre 7 L'Hymne du Boulet

L’Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 octobre, traité la question au point de vue astronomique ; il s’agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C’est alors que les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre pays que l’Amérique. Ici ce ne fut qu’un jeu.

Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein du Gun-Club un Comité d’exécution. Ce Comité devait en trois séances élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des poudres ; il fut composé de quatre membres très savants sur ces matières : Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le général Morgan, le major Elphiston, et enfin l’inévitable J.-T. Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3 Republican-street. Comme il était important que l’estomac ne vînt pas troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume son crochet de fer, et la séance commença.

Barbicane prit la parole :

« Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus importants problèmes de la balistique, cette science par excellence, qui traite du mouvement des projectiles, c’est-à-dire des corps lancés dans l’espace par une force d’impulsion quelconque, puis abandonnés eux-mêmes.

– Oh ! la balistique ! la balistique ! s’écria J.-T. Maston d’une voix émue.

– Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer cette première séance à la discussion de l’engin…

– En effet, répondit le général Morgan.

– Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m’a semblé que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.

– Je demande la parole », s’écria J.-T. Maston.

La parole lui fut accordée avec l’empressement que méritait son passé magnifique.

« Mes braves amis, dit-il d’un accent inspiré, notre président a raison de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres ! Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c’est notre messager, notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer un point de vue purement moral.

Cette façon nouvelle d’envisager un projectile piqua singulièrement la curiosité des membres du Comité ; ils accordèrent donc la plus vive attention aux paroles de J.-T. Maston.

« Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref ; je laisserai de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n’envisager que le boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus éclatante manifestation de la puissance humaine ; c’est en lui qu’elle se résume tout entière ; c’est en le créant que l’homme s’est le plus rapproché du Créateur !

– Très bien ! dit le major Elphiston.

– En effet, s’écria l’orateur, si Dieu a fait les étoiles et les planètes, l’homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses terrestres, cette réduction des astres errant dans l’espace, et qui ne sont, à vrai dire, que des projectiles ! A Dieu la vitesse de l’électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent ! Mais à nous la vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des chevaux les plus rapides !

J.-T. Maston était transporté ; sa voix prenait des accents lyriques en chantant cet hymne sacré du boulet.

« Voulez-vous des chiffres ? reprit-il, en voilà d’éloquents ! Prenez simplement le modeste boulet de vingt-quatre[35] ; s’il court huit cent mille fois moins vite que l’électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière, soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il dépasse la rapidité du son[36] , il fait deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes, quatorze milles à la minute (— 6 lieues), huit cent quarante milles l’heure (— 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (— 8 640 lieues), c’est-à-dire la vitesse des points de l’équateur dans le mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six mille cinq cents milles par an (— 3 155 760 lieues).