Celui-ci, qui la conserva jusqu’en août, en fit faire deux exemplaires dactylographiés, dont il transmit une copie à Douglas quelque temps plus tard. Du moins à en croire Ross puisque, par la suite, Douglas, qui n’en était pas à un mensonge près comme il le prouva dans les divers ouvrages qu’il consacra à Wilde, nia opiniâtrement l’avoir reçue. Quant au manuscrit, Ross le conserva précieusement, bien décidé à le déposer plus tard en lieu sûr.
Les péripéties de la publication
Ce n’est pas en Angleterre, mais en Allemagne, que De profundis fut porté pour la première fois à la connaissance du public. Des extraits, traduits par Max Meyerfeld, furent publiés dans les numéros d’une revue berlinoise, Die Neue Rundschau, de janvier à février 1905, soit cinq ans après la mort de Wilde. La même année, Ross publia à son tour environ un tiers de la lettre chez Methuen, à Londres, après avoir pris soin d’expurger tous les passages qui mentionnaient Douglas – dont le « Cher Bosie » liminaire – et la famille Queensberry, et qui les rendaient responsables de la chute ignominieuse de Wilde. Aussi les lecteurs crurent-ils que la lettre était adressée à Ross en personne, d’autant plus que ses relations d’amitié avec le poète forçat étaient connues. Ross ne découragea pas cette interprétation, principalement par souci de se protéger, en tant qu’éditeur, contre un éventuel procès en diffamation devant lequel, il le savait, Alfred Douglas, toujours prêt à rompre des lances, ne reculerait pas. Ce texte, il l’intitula De profundis, en s’inspirant des premiers mots du psaume 130 :
Des profondeurs je t’appelle, Yahvé.
Seigneur, entends ma voix !
Que tes oreilles soient attentives à la voix
de mes supplications !
Ce choix, qui n’était pas anodin, avait valeur d’interprétation : en effet, le psalmiste biblique, accablé par ses fautes et épouvanté par ses imperfections, n’attend le pardon et le salut que de la grâce de Yahvé, seul prétendument capable de l’arracher aux « profondeurs » de sa détresse infinie. Cela dit, si l’écrivain connut le désespoir, il n’est pas certain que la position du psalmiste, qui suppose la foi inébranlable en Dieu, fût exactement la sienne, tant s’en faut. Mais sans doute Ross voulait-il rassurer les bien-pensants et protéger son ami contre de nouvelles attaques. Trois ans plus tard parut chez Methuen, dans le tome XI de l’édition des Œuvres complètes d’Oscar Wilde, dirigée par Ross, une nouvelle version, supérieure à la première. Le texte avait été augmenté, bien qu’il fût toujours expurgé de toute allusion à Douglas, et Ross avait ajouté quatre lettres que Wilde lui avait adressées depuis Reading, et deux lettres de l’écrivain précédemment publiées dans le Daily Chronicle : l’une sur le gardien Thomas Martin, qui lui était venu en aide lors de son emprisonnement et qui, à ses risques et périls, s’était ému du sort terrible réservé aux enfants incarcérés, l’autre sur une proposition de réforme du système carcéral5. L’année suivante, en 1909, Ross offrit le manuscrit original au British Museum. En posant toutefois une condition : il ne devait pas être rendu public avant cinquante ans à partir de la date de dépôt. En 1913, enfin, parut une nouvelle édition, encore augmentée mais, bien entendu, lacunaire.
De son côté, en 1912, un certain Arthur Ransome, qui était un ami de Ross, publia une étude sur l’écrivain intitulée Oscar Wilde : A Critical Study, qui faisait allusion aux fameux passages censurés, que Ross, en privé, avait portés à sa connaissance. Mal lui en prit : l’année suivante, Douglas l’attaqua en justice, de même que son éditeur. Le texte de Wilde fut alors lu à voix haute dans le tribunal : le jury estima non seulement qu’il ne calomniait pas le gentleman ombrageux, mais encore qu’il disait toute la vérité sur lui. Aussi Douglas perdit-il son procès. Ransome, cependant, n’avait guère apprécié cette fâcheuse publicité : dans la seconde édition de son livre, il supprima les passages litigieux. Cette affaire eut une autre conséquence : pour éviter qu’un tel incident se reproduisît, il fut décidé officieusement que, du vivant de Douglas, le texte complet ne serait pas publié, comme l’avait implicitement demandé Ross en 19096. Dont acte. Les années passèrent, et Ross ayant légué le second exemplaire dactylographié de la lettre au seul fils survivant de Wilde, Vyvyan Holland7, celui-ci estima que le moment était venu de faire connaître la lettre dans son intégralité : il la publia en 1949, toujours sous le titre De profundis, et la présenta, en toute bonne foi, comme la première version complète et véridique. Pourtant, elle présentait quatre types d’inexactitudes, plus ou moins graves : des lectures erronées de l’écriture de Wilde, qui, autrefois limpide et élégante, était devenue parfois difficilement lisible ; des erreurs imputables au dactylographe, qui avait de temps en temps mal entendu le texte dicté par Ross ; des « améliorations » (de nature grammaticale et syntaxique) dues à Ross lui-même, et d’inexplicables déplacements de phrases, voire de paragraphes entiers, au sein du texte. De plus, Ross avait supprimé une centaine de mots, violemment critiques à l’endroit de Douglas et de son père. En fait, la première édition véritablement conforme au manuscrit autographe du British Museum ne fut publiée qu’en 1962. Elle est due à Rupert Hart-Davis, qui fut le premier à recenser les erreurs mentionnées ci-dessus.
Une réception contrastée
Lorsque parut la version de 1905, la plupart des critiques, convaincus de la « culpabilité » évidemment scandaleuse de Wilde, préférèrent la considérer comme un aveu de repentance formulé par un pécheur honteux. C’est ce qu’attestent les titres des diverses recensions alors publiées dans la presse, par exemple « Un livre de pénitence » (Bookman, avril 1905) ou « Le réveil d’une âme » (Inquirer, 12 août 1905), dont les connotations religieuses sont patentes. Dans le Times Literary Supplement du 24 février 1905, Edward Verrall Lucas, qui avait été autorisé à consulter le manuscrit, estima même qu’on y trouvait « çà et là une suave et raisonnable contribution à l’évangile de l’humanité8 ». Pour sa part, André Gide, moins bénisseur et beaucoup plus nuancé dans son évaluation du « crime » de Wilde, puisqu’il était lui-même homosexuel, écrivit le 15 août 1905 dans L’Ermitage que ce texte suscitait en lui une profonde émotion :
À peine peut-on considérer le De profundis comme un livre ; c’est coupé d’assez vaines et spécieuses théories, le sanglot d’un blessé qui se débat. Je n’ai pu l’écouter sans larmes ; je voudrais pourtant en parler sans un tremblement dans ma voix.
Ces appréciations, pour diverses qu’elles fussent, se contentaient de voir dans la lettre un acte de contrition.
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