Elles anticipaient également le célèbre commentaire d’Albert Camus qui, dans « L’artiste en prison » (1952), s’est attaché à souligner les supposées faiblesses esthétiques de Wilde, à ses yeux homme brillant mais artiste inaccompli, ce qui était aussi l’idée de Gide. À en croire Camus, Wilde ne serait véritablement devenu écrivain qu’après avoir bu jusqu’à la lie la coupe de la douleur, ce qui entache de futilité toutes les œuvres, pourtant fondamentales, composées avant son incarcération :
Dès la première phrase du De profundis un langage en effet retentit, que Wilde, s’il l’avait peut-être cherché, n’avait jamais trouvé, et, à l’instant, les frêles et brillants édifices de ses premières œuvres volent en éclats. Pour l’essentiel, De profundis n’est rien d’autre que la confession d’un homme qui avoue ne s’être pas tant trompé sur la vie que sur l’art, dont il avait voulu faire sa vie exclusive. Wilde reconnaît que, pour avoir voulu séparer l’art de la douleur, il l’avait coupé d’une de ses racines et s’était ôté à lui-même la vraie vie. Pour mieux servir la beauté, il avait voulu la mettre au-dessus du monde et, pourtant, sous le droguet du bagnard, il reconnaît avoir ravalé son art au-dessous des hommes, puisque cet art ne pouvait rien apporter à celui qui est privé de tout9.
Il y eut, bien sûr, d’autres appréciations, comme celle, subtile, de George Bernard Shaw qui lut De profundis non comme le renoncement tragique au passé mais comme une auto-mise en scène, voire comme une « comédie » :
C’est vraiment un livre extraordinaire […]. On y trouve de la souffrance […] mais pas de véritable tragédie, que de la comédie. […] Cela m’agace de voir que l’on rabaisse tout cela au niveau d’une tragédie sentimentale. […] La presse britannique est aussi dépassée par lui de profundis qu’elle l’était par lui in excelsis10.
L’hommage était puissant et l’analyse pertinente, et Shaw reprit en partie cette idée, dans un article non moins élogieux, publié dans la Neue Freie Presse de Vienne le 23 avril 1905 :
Nul autre Irlandais n’a encore écrit de comédie aussi accomplie que De profundis. En dépit des abominables et indicibles conditions dans lesquelles cette œuvre a été rédigée, elle me fait rire infiniment plus que toutes les autres œuvres de Wilde. L’homme est si intact, si peu touché par la douleur, par la faim, le châtiment et la honte ; il est si brillamment accompli et sincère dans sa splendide et lugubre supériorité face à une société qui s’est comportée de façon si mesquine, si étroite et injuste envers ce grand homme, que la pitié et la sentimentalité ne seraient que faiblesse d’esprit et mauvais goût ; et l’on se réjouit de voir quel incomparable génie était Wilde.
Dans un registre comparable, l’écrivain et caricaturiste Max Beerbohm, qui s’était lié d’amitié avec Wilde en 1893 (alors étudiant à Oxford, il l’avait rencontré lors d’une répétition d’Une femme sans importance au Haymarket Theatre de Londres), s’en prit, dans Vanity Fair, le 2 mars 190511, à l’idée alors répandue que De profundis était sans rapport aucun avec ce qu’il avait écrit jusqu’alors :
Quelques critiques, désireux de réconcilier leur enthousiasme présent avec leur indifférence passée […] ont suggéré que De profundis est totalement différent des œuvres précédentes d’Oscar Wilde […]. Oscar Wilde, selon eux, a été magnifiquement transformé par l’incarcération.
Pour Beerbohm, cette théorie comportait deux erreurs. La première était de penser que ce qui caractérisait les écrits antérieurs de Wilde était seulement l’« esprit » – le fameux wit typique de la comédie du XVIIe siècle, dite comedy of manners12 –, somptueusement déployé au détriment de la « pensée ». La seconde erreur était d’estimer que De profundis amorçait un mouvement radicalement nouveau en direction de la « sincérité », comme si l’écrivain avait renoncé à ses masques pour enfin dévoiler le fond de son âme pécheresse. Et Beerbohm d’ajouter :
Il n’y avait rien de plus probable au monde que de penser qu’Oscar Wilde, tombé de son piédestal et traîné dans la boue, aurait diablement changé en route. Miracle ! Il n’avait pas changé. Il était toujours lui-même. Il jouait toujours avec les idées, avec les émotions.
[…] Oscar Wilde était immuable. La beauté de ce livre, en tant que document personnel, se trouve dans la révélation d’un personnage si fort qu’aucun événement ne pouvait le changer, ni même le modifier légèrement.
C’est dans cette invariabilité du personnage que se trouvait pour Beerbohm la grandeur de De profundis et de son auteur, jamais effleuré par les contingences vulgaires du monde.
Forme et intentions
Qu’est-ce que De profundis ? À première vue, une lettre de récrimination contre lord Alfred Douglas, à qui Wilde reproche mille choses : sa dommageable superficialité, sa vulgarité (« tu n’as eu que des appétits », p. 42), ses sautes d’humeur, les scènes violentes qu’il lui faisait, voire sa brutalité physique, ses incessants besoins d’argent, la haine dévastatrice qu’il vouait à son père, et son manque de considération pour son génie et son travail – à cause de Douglas, Wilde, à l’en croire, ne trouve pas le temps d’écrire, la présence du jeune homme étant prétendument une gêne de tous les instants et une insulte à sa créativité. Surtout, l’écrivain accuse (injustement) son destinataire de l’avoir totalement oublié alors qu’il était emprisonné13, autrement dit de ne plus l’aimer. Comme le fait observer Marguerite Yourcenar, « nous n’avons plus, de page en page, que les alternances d’exaspération et d’accablement d’un homme désespéré par une lettre qui ne vient pas. Ce psaume de la non-pénitence n’est qu’un interminable appel. De profundis clamavi ad te, Domine… Nous savons maintenant que le Seigneur n’était pas Dieu14 ». Pour autant, De profundis n’est pas qu’un réquisitoire : ce texte est aussi une réflexion philosophique sur la connaissance et la liberté (« Être entièrement libre et être en même temps entièrement soumis à la loi, tel est l’éternel paradoxe de la vie humaine dont nous prenons conscience à tout instant », p. 74), une méditation existentielle sur la douleur comme accès à un état de conscience supérieur (« la douleur, qui est la plus haute émotion dont l’homme soit capable, est à la fois le modèle et la mise à l’épreuve de tout grand art », p. 122), et une analyse, par l’auteur, de ses convictions esthétiques : « La vérité en art n’est-elle pas celle où l’extérieur exprime l’intérieur, où l’âme s’incarne, où le corps est habité par l’esprit, où la forme révèle ? » (p. 136). C’est, enfin, un texte sur la passion, Wilde étant conscient qu’« un moment de déraison peut être l’un des plus beaux qui soient » (p. 79), belle formule qui remet en perspective ses raisonnables admonestations et réprimandes.
De profundis prend place dans deux traditions liées l’une à l’autre, l’une philosophique, l’autre littéraire. La première, de nature spirituelle, est celle de l’examen de soi ; celui-ci relève d’une pratique associée dans l’Antiquité à la recherche de la sagesse, que résume la formule célèbre inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes et reprise par Socrate : « Connais-toi toi-même ». Wilde y fait explicitement allusion : « Le vrai sot, celui que les dieux moquent et malmènent, est celui qui ne se connaît pas lui-même », écrit-il dans les premières pages de sa lettre (p. 43)15. La seconde tradition est celle de l’autobiographie, née sous la plume de saint Augustin, dont les Confessions (397-401), que Wilde toutefois ne cite pas alors qu’il les avait lues, sont considérées comme le premier exemple du genre. De profundis est aussi un texte de son siècle, puisqu’il rappelle en partie l’Autobiographie (1873) de John Stuart Mill, philosophe et économiste anglais que le futur écrivain avait lu alors qu’il était étudiant à Oxford, la seconde partie du Sartor Resartus (1838) de Carlyle, qui se termine par un hymne poétique exprimant l’aspiration de son auteur à un univers plus noble, c’est-à-dire spirituel, et surtout l’Apologia Pro Vita Sua (1864) du cardinal Newman. Celui-ci était l’une des figures de proue du « mouvement d’Oxford » désireux de libérer l’Église anglicane de l’emprise de l’État, et sa conversion au catholicisme, en 1845, avait fait grand bruit. Ces différentes œuvres sont autant d’« autobiographies spirituelles » visant à trouver du sens dans la souffrance, autant de modèles pour l’artiste en prison, certes torturé et dépressif, mais aussi conscient et sûr de son talent.
En composant cette lettre, Wilde a plusieurs mobiles.
1 comment