Mais souviens-toi qu’avec moi venaient le luxe, la grande vie, les plaisirs illimités et l’argent qui coulait à flots. Vivre avec tes proches t’ennuyait. Le « petit vin mal chambré de Salisbury128 », pour citer une expression de ton cru, était loin d’être à ton goût. Avec moi, en plus de mes attraits intellectuels, tu découvrais l’Égypte et ses lieux de plaisirs129. Mais quand je n’étais pas là pour te tenir compagnie, ceux que tu choisissais comme substituts ne te faisaient guère honneur. Tu as aussi cru qu’en envoyant une lettre à ton père par l’entremise d’un avocat pour lui annoncer que plutôt que de rompre l’amitié éternelle que tu avais pour moi, tu préférais renoncer à la pension annuelle de deux cent cinquante livres qu’il te versait alors, déduction faite, je suppose, de tes dettes contractées à Oxford, tu appliquais ta conception fort chevaleresque de l’amitié et touchais ainsi au plus haut degré de l’abnégation. Mais renoncer à ta petite pension ne voulait pas dire pour autant que tu étais prêt à te priver d’un seul de tes luxes les plus superflus ou de l’une de tes prodigalités les plus inutiles. Au contraire. Tes goûts de luxe n’ont jamais été aussi vifs. Mes dépenses pour huit jours passés à Paris, pour toi, ton domestique italien130 et pour moi-même se sont élevées à près de cent cinquante livres, Paillard engloutissant à lui seul quatre-vingt-cinq livres. Au rythme où tu désirais vivre, l’intégralité de ta pension annuelle, si tu avais pris seul tes repas et avais été particulièrement économe dans le choix de certains plaisirs moins coûteux, t’aurait à peine suffi à tenir trois semaines. En jouant comme tu l’as fait au fanfaron et en renonçant ainsi à ta pension, tu t’es enfin donné une bonne raison pour trouver normal de vivre à mes dépens ou, du moins, ce que tu estimais être une bonne raison. Et, en maintes occasions, tu t’en es prévalu fort sérieusement en la mettant pleinement en œuvre. Cette saignée continuelle, pratiquée bien sûr sur moi mais aussi dans une certaine mesure, je le sais bien, sur ta mère, fut d’autant plus éprouvante que, dans mon cas du moins, elle ne s’est jamais accompagnée d’un quelconque mot de remerciements ni du moindre sens de la mesure.
Tu te disais encore une fois qu’en attaquant ton père par des lettres affreuses, des télégrammes injurieux et des cartes postales insultantes, tu montais au créneau pour prendre la défense de ta mère en te présentant comme son champion et que tu vengeais ainsi les torts et les terribles souffrances qu’elle avait très certainement endurés au cours de sa vie conjugale. C’était une complète illusion de ta part et même l’une des pires qui soient. La meilleure manière de venger les torts que ton père avait fait subir à ta mère, si tu considérais qu’il était du devoir d’un fils de s’en charger, était d’être pour elle un bien meilleur fils que tu ne l’as été, de t’arranger pour qu’elle n’hésite pas à te parler d’affaires d’importance, de ne pas signer des factures qu’elle serait contrainte de régler, d’être plus agréable avec elle et de ne pas assombrir son existence. Ton frère Francis131 lui a apporté de grandes compensations qui ont allégé son fardeau, grâce à la douceur et la bonté qu’il lui a manifestées lors de la brève floraison de son existence. Tu aurais dû le prendre pour modèle. Tu t’es également trompé en t’imaginant que ta mère aurait été au comble de la joie et du bonheur si tu avais réussi, grâce à moi, à faire emprisonner ton père. Je suis persuadé que tu faisais fausse route. Et si tu veux savoir ce que ressent véritablement une femme dont le mari, père de ses enfants, croupit au fond d’une cellule de prison après avoir endossé un habit de forçat, écris à ma femme et demande-le-lui. Elle te le dira.
Moi aussi, j’avais mes illusions. Je pensais que la vie serait une comédie brillante et que tu y incarnerais l’un de ses nombreux et gracieux personnages. J’ai découvert qu’elle était une tragédie scandaleuse et repoussante et que le sinistre moteur de cette immense catastrophe, sinistre par la poursuite constante d’un seul dessein et par la puissance de sa volonté obtuse, c’était toi, dépouillé de ce masque de joie et de plaisir qui, tout autant que moi, t’avait trompé et égaré.
Tu peux maintenant comprendre – sauf erreur de ma part – une parcelle de ce que j’endure. Un journal, la Pall Mall Gazette132 me semble-t-il, qui faisait le compte rendu de la générale de l’une de mes pièces, disait de toi que tu me suivais partout comme mon ombre. Le souvenir de notre amitié est l’ombre qui marche à mes côtés : j’ai l’impression qu’elle ne me quitte jamais ; elle me réveille la nuit pour me raconter encore et toujours la même histoire jusqu’à ce que ce fastidieux ressassement me fasse perdre le sommeil jusqu’à l’aube. À l’aube, la voilà qui revient. Elle me suit dans la cour de la prison et, à cause d’elle, je me parle à moi-même en tournant péniblement en rond. Je suis obligé de me rappeler dans les moindres détails tous les moments épouvantables que j’ai vécus. Il n’est rien de ce qui s’est produit en ces années funestes que je ne puisse faire revivre dans un coin de mon cerveau, celui qui est réservé à la douleur et au désespoir.
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