Les inflexions forcées de ta voix, les crispations et les mouvements de tes mains nerveuses, tes paroles acerbes, tes formules empoisonnées, tout cela me revient à l’esprit avec précision. Je me rappelle la rue ou la rivière que nous avions suivie en nous promenant, les murs ou les bois qui nous entouraient, je me rappelle le chiffre du cadran qu’indiquaient les aiguilles de l’horloge, en quel sens allaient les ailes du vent, et la forme et la couleur de la lune.

Il y a, je le sais bien, une réponse à tout ce que je viens de te dire : c’est que tu m’aimais. C’est qu’au cours de ces deux années et demie pendant lesquelles les Parques ont tissé sur une unique trame écarlate les fils de nos vies divisées, tu m’aimais vraiment. De cela, je ne doute pas. Quel que fût ton comportement à mon égard, je savais au plus profond de moi-même que tu m’aimais vraiment. J’avais beau voir très distinctement que ma place dans le monde de l’art, que l’intérêt qu’avait toujours suscité ma personnalité, que mon argent, le luxe dans lequel je vivais, les mille et une choses qui contribuaient à construire une vie aussi délicieusement et merveilleusement improbable que la mienne, que tout cela, absolument tout, te fascinait et t’attachait à moi, il y avait pourtant à côté quelque chose de plus, une étrange attirance que tu ressentais : tu m’aimais beaucoup plus que tu n’aimais quiconque. Mais toi, comme moi, tu as connu une terrible tragédie dans ta vie, bien qu’elle soit radicalement différente de la mienne. Veux-tu savoir ce que c’est ? Je vais te le dire. En toi, la haine a toujours été plus forte que l’amour. Ta haine pour ton père était d’une telle force qu’elle a entièrement dépassé, renversé et éclipsé ton amour pour moi. Ces deux sentiments ne sont pas entrés en conflit, ou si peu, tant ta haine était grande et tant elle avait pris des proportions monstrueuses. Tu n’as alors pas compris qu’il n’y avait pas de place au sein d’une seule âme pour ces deux sentiments passionnels. Ils ne peuvent pas cohabiter dans cette maison joliment ouvragée133. C’est l’imagination qui nourrit l’amour, qui nous rend plus sages que nous ne le croyons, meilleurs que nous ne le sentons et plus nobles que nous ne le sommes. C’est elle qui nous permet de voir la vie comme un tout, elle et elle seule qui nous permet de comprendre les autres dans leurs relations avec la réalité comme avec l’idéal. Seul ce qui est beau et conçu dans la beauté est capable de nourrir l’amour. Mais la haine se nourrit de n’importe quoi. Il n’est pas un verre de champagne que tu aies bu, pas un plat succulent que tu aies goûté pendant toutes ces années qui n’ait nourri et engraissé ta haine. Aussi, pour la satisfaire, as-tu joué avec ma vie comme tu l’as fait avec mon argent, avec négligence et imprudence, sans te soucier des conséquences. Si tu perdais, te disais-tu, tu n’aurais pas à assumer la perte. Si tu gagnais, à toi reviendraient l’allégresse et les fruits de la victoire.

La haine aveugle. Tu n’en avais pas conscience. L’amour sait lire ce qui est écrit sur l’étoile la plus lointaine, mais tu étais tellement aveuglé par la haine que tu étais incapable de voir plus loin que l’étroit jardin emmuré de tes désirs vulgaires, et déjà desséché par le stupre. Ton effroyable manque d’imagination, qui est le seul travers véritablement funeste de ta personnalité134, était tout entier le fruit de la haine qui vivait en toi. Subtile, silencieuse et secrète, la haine te rongeait, comme la morsure du lichen s’attaque à la racine d’un jeune saule, au point que tu as fini par ne plus avoir en tête que les intérêts les plus dérisoires et les objectifs les plus médiocres. Cette faculté que l’amour aurait nourrie en toi, la haine l’a empoisonnée et paralysée. Ton père a commencé à s’en prendre à moi pour la première fois parce que j’étais ton ami intime, et il l’a fait dans une lettre qu’il t’avait personnellement adressée. Après avoir lu cette lettre, avec ses remarques obscènes et ses violences grossières, j’ai aussitôt compris qu’un effroyable danger planait à l’horizon de mes jours troublés. Je t’ai alors dit que je refusais d’être l’enjeu de cette haine ancienne que vous nourrissiez depuis longtemps l’un pour l’autre, que j’étais évidemment pour lui à Londres un bien plus gros gibier que ne l’était à Hombourg un secrétaire d’ambassade135, qu’il serait injuste de me placer, ne serait-ce qu’un instant, dans une telle situation, et que j’avais mieux à faire de ma vie que de me quereller avec un ivrogne déclassé et demeuré tel que lui. Je n’ai pas réussi à te le faire comprendre.