Certains, d’ordre intime, sont rationnels et apologétiques ; l’écrivain cherche à justifier et à expliquer publiquement ses actes, comme il l’indique à Robert Ross le 1er avril 1897 :
Eh bien, si tu dois être mon exécuteur littéraire, il faut que tu sois en possession du seul document qui explique véritablement mon comportement extraordinaire vis-à-vis de Queensberry et d’Alfred Douglas. Quand tu auras lu la lettre, tu auras sous les yeux l’explication psychologique d’une façon d’être qui, vue de l’extérieur, paraît mêler l’imbécillité la plus totale aux fanfaronnades les plus vulgaires16.
Un autre mobile est de nature affective, puisque Wilde examine sa relation avec Alfred Douglas à la fois en en soulignant la nature problématique et, à l’inverse, en voulant se convaincre qu’il existe toujours entre eux un sentiment amoureux également partagé. Il veut enfin réorganiser les événements qui l’ont mené au désastre, et reconstituer l’unité à partir de faits innombrables – repas au restaurant, séjours à l’hôtel, querelles et injures, saynètes prosaïques où l’argent (dépenses, dettes, factures, sommes versées à des maîtres chanteurs) occupe une place prédominante –, pour les interpréter et les investir de sens. Son intention, ce faisant, est de conjurer le désordre incarné par Bosie, et de se donner de l’espoir pour l’avenir, voire d’en donner à quiconque a un jour été torturé par l’injustice et la bonne conscience des hommes. Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Ernest Renan souligne que parler de soi n’est utile que si ce projet dépasse son auteur en procurant un exemple aux autres, ce qui implique que l’intimité conduise et s’ouvre à l’universalité : « Ce qu’on dit de soi est toujours poésie. S’imaginer que les menus détails de sa propre vie valent la peine d’être fixés, c’est donner la preuve d’une bien mesquine vanité. On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l’univers qu’on porte en soi17. » Les abondants développements de Wilde sur la douleur et sur ce que la prison lui a appris s’inscrivent dans cette perspective. En outre, son projet, qui est aussi un exercice thérapeutique visant à expulser les sentiments d’humiliation, d’injustice et de colère, et la souffrance qui leur est liée, est de se réapproprier le moi enfui et de rétablir le lien momentanément brisé entre l’essence et l’existence, ou entre l’homme aimant qu’il fut, et qu’il est encore, et le prisonnier mal aimé. « Et la conclusion de tout cela est qu’il me faut te pardonner » (p. 109) : cette phrase est plus qu’une déclaration d’amour ; c’est l’affirmation de la permanence rassurante des affects, et par conséquent de l’être. Wilde entend enfin redonner corps à son nom, autrefois glorieux et désormais effacé. Il escompte, en un mot, retrouver l’harmonie au sein même du chaos.
Cette visée n’exclut pas pour autant une mise en scène du moi, l’individualité se présentant, comme dit Georges Gusdorf à propos de l’écriture autobiographique, « en ordre de parade18 ». Cet ordre se révèle parfois trompeur, puisque la lettre ne propose guère qu’un simulacre de portrait, la quête de la connaissance de soi se muant à l’occasion en illusion de savoir et en autoportrait narcissiquement valorisant (« tout ce que je touchais je le parais d’une beauté nouvelle », écrit par exemple Wilde, p. 110). Cela dit, l’auteur ne se sert pas moins de cette auto-mise en scène pour se convaincre qu’il est capable non seulement de créer une œuvre nouvelle à partir des ruines, encore somptueuses, de son moi antérieur – à commencer par la lettre même qu’il est en train de rédiger –, mais encore de construire une autre relation avec la société qui l’a châtié. C’est ce qu’il explique à Ross, à qui il déclare, en 1897, vouloir faire le point en rendant compte de son « évolution » et du combat qui l’attend :
Ma lettre contient aussi certains passages qui traitent de mon évolution mentale en prison, de l’inévitable évolution qui s’est produite dans mon caractère et dans mon attitude intellectuelle envers la vie. Et je veux que toi et les autres, qui êtes restés auprès de moi et m’avez gardé votre affection, vous sachiez exactement dans quel état d’esprit et de quelle manière j’espère affronter le monde19.
L’art et la manière
Comment Wilde s’y prend-il ? Tout d’abord, en s’adressant à celui qui est devenu, d’une certaine façon, l’instrument de son châtiment, ce qui explique que cette lettre ait en partie la forme d’un dialogue, dont Wilde, désormais maître du jeu après avoir eu le sentiment d’avoir été ridiculement manipulé, fait les questions et les réponses. Son véritable destinataire, cependant, est autant sa propre personne que le jeune homme : Wilde avait conscience d’avoir commis de graves erreurs, notamment en se lançant dans un procès perdu d’avance. C’est la raison pour laquelle il commence son argumentation, à la suite de quelques paragraphes introductifs, par les mots « Je vais commencer par te dire que je m’en veux terriblement » (p. 43). On le sait, s’adresser à l’autre incriminé est un moyen de parler de soi en projetant sur lui les reproches que l’on s’adresse à soi-même, c’est opérer un mouvement de va-et-vient, non seulement de personne à personne mais aussi d’un point de vue à l’autre : la critique est autocritique et l’autocritique est autodéfense. Aussi le résultat de cette démarche est-il la production d’un récit parfois étrange, qui fait alterner récriminations contre Douglas et réflexions philosophiques avant de se terminer sur une note finale de réconciliation avec son amant et surtout avec lui-même. Ce qui commence en effet dans l’aigreur (« J’aurais dû à l’évidence me débarrasser de toi », p. 53) et l’auto-persuasion pathétique (« Il y a, je le sais bien, une réponse à tout ce que je viens de te dire : c’est que tu m’aimais », p. 77) s’épanouit dans l’espoir (revoir Bosie) et dans l’évaluation sereine de son orientation sexuelle : Wilde renonce aux mots terribles dont il avait usé dans ses lettres adressées au ministre de l’Intérieur pour solliciter une libération anticipée, et où il dénonçait « la forme d’érotomanie la plus atroce » à laquelle il aurait été en proie, voire une forme de « folie sexuelle » pour laquelle il se disait « jugé coupable à juste titre20 ». C’est maintenant avec calme qu’il médite sur ses préférences, dont la légitimité lui paraît désormais incontestable : « Les péchés de la chair ne sont rien. […] Seuls les péchés de l’âme sont honteux » (p. 87). Il considère enfin qu’il est victime d’une législation discriminatoire contre les hommes qui aiment les hommes : « La raison ne m’aide pas. Elle me dit que les lois au nom desquelles j’ai été condamné sont mauvaises et iniques et que le système qui m’inflige de telles souffrances est lui aussi mauvais et inique » (p. 115). Le temps d’une phrase, Wilde devient militant, bien décidé à faire en sorte que « l’amour qui n’ose pas dire son nom » lève le masque et marche la tête haute21. Il reviendra sur cette idée de façon plus prononcée encore le 18 février 1898, dans une lettre adressée à Robert Ross, où il affirmera nettement ses convictions :
Un patriote emprisonné parce qu’il aime son pays aime son pays, et un poète emprisonné parce qu’il aime les garçons aime les garçons. Si j’avais changé de vie, j’aurais alors reconnu que l’amour uranien est ignoble. Or, je le considère comme noble, plus noble que d’autres22.
Et l’argumentation ? Elle se développe au cours de trois mouvements. Tout d’abord, Wilde revient sur les relations qu’il entretenait avec Bosie jusqu’à l’époque de son emprisonnement. Pleine de ressentiment et d’accusations, cette section culmine avec l’idée qu’il doit pardonner, non pas pour le bien du jeune homme mais pour le sien propre, et extraire l’aigreur de son cœur.
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