Ensuite, Wilde affiche son désir conscient d’assumer la responsabilité de tout ce qui s’est passé. Dans cette section, il fait le point sur ce qu’il était et sur ce qu’il avait accompli avant de se lancer dans ce procès désastreux. Cette seconde partie a pour point culminant la méditation sur le personnage historique du Christ, qu’il considère comme un artiste d’un genre nouveau, voire paradoxal, puisque son chef-d’œuvre n’est autre que sa propre vie. Enfin, dans un troisième temps, si Wilde s’en prend à lui-même et, de nouveau, à Douglas, il finit par s’imaginer libéré de l’amertume qui le ronge pour accéder, grâce à l’imagination, à la « libre sphère des existences idéales » (p. 185). Ce qui donne son dynamisme à De profundis, c’est ce rythme à trois temps. C’est aussi cette suite de mouvements descendants (dans les pièges du monde temporel) et ascendants (en direction du monde de l’esprit et de la création artistique), avec, en alternance, l’expression par l’auteur du rejet et de l’acceptation résignée de son sort.
Une autre caractéristique contribuant à la création d’un rythme est l’exploitation insistante d’un fait mineur, par exemple le choix par Bosie du pseudonyme ridicule de « prince Fleur de Lys », sur lequel Wilde revient à plusieurs reprises, ou encore l’intention du jeune homme de lui dédier, sans l’avoir préalablement consulté, un volume de poèmes, événement dont la teneur (manque de considération réelle pour Wilde, légèreté écervelée, désir de faire son auto-promotion, etc.) acquiert sous la plume de l’auteur une importance démesurée. Un épisode particulier fait ainsi l’objet d’une expansion spectaculaire tout en étant paradoxalement suspendu hors du temps. Ce dernier, alors, se contracte ou s’accélère pour devenir le lieu privilégié de la composition littéraire : non seulement Wilde écrit sa vie comme s’il s’agissait d’un roman, mais encore il s’interroge sur son travail d’écrivain, tant et si bien que le commentaire sur l’écriture féconde l’écriture elle-même. Telle est la raison pour laquelle il est si souvent question dans cette lettre de ses œuvres les plus brillantes – son roman, son théâtre et ses contes – et des grands noms de la littérature : Dante, Shakespeare et Keats sont invoqués pour rappeler que c’est à leurs côtés que siégera l’auteur de De profundis. Telle est aussi la raison pour laquelle, en dépit des conditions difficiles de rédaction, le scripteur sculpte sa prose, à la façon d’un poète, voire d’un prophète biblique, en multipliant anaphores, rythmes ternaires, images et effets rhétoriques et sonores : il écrit aussi pour rappeler que, n’en déplaise à ses geôliers, son talent est à son zénith.
L’Évangile selon Oscar
L’une des particularités de De profundis est la place accordée à la religion. On peut à cet égard distinguer d’une part les convictions de Wilde, d’autre part son interprétation du personnage du Christ. Ses convictions, tout d’abord : bien qu’il médite sur l’éternité et sur l’âme, ce n’est pas au « salut » au sens chrétien traditionnel du terme qu’il s’intéresse, mais à la jouissance de la vie sur terre. Pour Wilde, le royaume des cieux n’est pas la future résidence des croyants respectueux du dogme ; il est, comme l’affirme Nietzsche dans L’Antéchrist, une expérience du cœur et, plus encore, des sens. Autrement dit, il échoit à chacun de trouver joyeusement en soi les solutions aux questions que l’on se pose sur l’existence. D’où l’attrait exercé sur Wilde par le quatrième Évangile, celui de Jean, qu’il considérait, à la suite d’Ernest Renan, comme une œuvre gnostique et non chrétienne23 ; d’où, également, son désir de lui rendre hommage, ce qu’ont souligné certains commentateurs avisés. En 1909, James Joyce affirma ainsi que, dans De profundis, Wilde « s’agenouille devant un Christ gnostique24 », idée reprise plus tard par le critique Harold Bloom qui observa que cette conception n’était « pas pour Wilde une croyance frivole mais une conception hérétique, à vrai dire une version esthétique du gnosticisme25 ».
Le christianisme, pourrait-on se demander, existe-t-il seulement pour Wilde ? Abondant dans le sens de Nietzsche pour qui il « n’y a eu qu’un seul chrétien, […] mort sur la croix26 », il met en avant la même idée dans De profundis : selon lui, il n’y a jamais eu, à l’exception de François d’Assise, de chrétien depuis la mort de Jésus (p. 145). Pourquoi ? Parce que les propagateurs du christianisme, à commencer par l’apôtre Paul de Tarse, interprétèrent la Croix comme une négation de la vie terrestre, le rejet des sens et du corps étant considérés par eux comme la condition nécessaire du salut. Wilde était également proche des analyses rationalistes de Renan, exposées dans sa Vie de Jésus (1863), qu’il évoque dans De profundis ; or l’un des points qui intéressaient Renan, et qui passionnaient Wilde, était le charisme du Christ, grand séducteur de ses proches : « Pour s’être fait adorer à ce point, il faut qu’il ait été adorable. L’amour ne va pas sans un objet digne de l’allumer, et nous ne saurions rien de Jésus si ce n’est la passion qu’il inspira à son entourage », écrit Renan27. De là à penser que cette « passion » était de nature homo-érotique, il n’y avait qu’un pas que Wilde n’hésita pas à franchir…28. De cela, Max Beerbohm avait conscience, en décrivant paradoxalement, et sans doute comme l’aurait fait Wilde, le christianisme non pas comme le modèle de la renonciation au culte des sens mais comme sa quintessence même :
Et au sujet de l’humilité, [Wilde] écrit bon nombre de choses, aussi belles que vraies. Et, cela ne fait pas de doute qu’au moment même où il les écrivait, il éprouvait ce sentiment d’humilité. […] Il avait pris la pose, et le cœur battait au rythme de l’expérience. Il reste possible qu’un évêque cardinal, quand il s’agenouille pour laver les pieds des mendiants, soit rempli d’humilité, et qu’il se délecte de cette expérience. Telle était l’humilité d’Oscar Wilde. Elle était le complément luxueux de l’orgueil29.
En écrivant ces lignes, Beerbohm, qui balayait d’un trait de plume l’idée, alors courante, selon laquelle De profundis était une œuvre à part dans l’ensemble de la production de Wilde, évoquait de plus implicitement un point fondamental : le sentiment embarrassé de ceux qui s’étonnaient, et qui s’étonnent encore, de l’accent mis par l’écrivain sur la religion. En effet, ceux de ses amis qui le considéraient comme le martyr de l’homosexualité peinaient à expliquer son intérêt parfois passionnel pour le catholicisme. Quant à ceux qui prenaient la foi de Wilde au sérieux, ils étaient embarrassés par son « uranisme », comme on disait alors, peu en conformité avec la Bible et ses brutaux anathèmes. L’explication est pourtant simple : pour Wilde, christianisme et « transgression » sexuelle marchaient main dans la main. On en donnera pour preuve une lettre adressée par Wilde, qui se trouvait alors en vacances en Irlande, à son ami William Ward : « En dehors de la natation, je ne fais pas grand-chose, et bien que j’aie le sentiment d’être immortel quand je me trouve dans la mer, j’ai aussi l’impression d’être parfois quelque peu hérétique lorsque je vois entrer dans l’eau de bons garçons catholiques, avec leurs amulettes et leur croix autour du cou et du poignet30. » Ici, Wilde, qui associe « papisme » et émoi sensuel, est séduit par la beauté et la foi superstitieuse de ces jolis tritons et, s’il se sent « parfois quelque peu hérétique » en leur présence, c’est que fusionnent au plus profond de lui-même le désir homosexuel (soit une sexualité « autre ») et cette religion « autre » qu’est à ses yeux le catholicisme romain.
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