Ce qui suscite sa curiosité et son appétence, c’est l’altérité, qu’elle soit sexuelle ou religieuse.

Sa conception du Christ n’est pas moins originale puisqu’il incarne selon lui l’acte suprême de l’accomplissement de soi (« le Christ est l’individualiste suprême », p. 132), ce dont Renan, déjà, avait conscience : « Plaçons donc au plus haut sommet de la grandeur humaine la personne de Jésus31. » Wilde fut sensible à cette proposition qui le poussa à voir dans l’homme-Dieu l’essence de la vie artistique :

Non seulement nous pouvons discerner chez le Christ cette union étroite de la personnalité et de la perfection, qui distingue véritablement l’art classique de l’art romantique et qui fait du Christ le véritable précurseur du mouvement romantique dans la vie, mais encore nous pouvons comprendre que le fondement même de sa nature était le même que celui de la nature de l’artiste : une imagination intense et ardente. Il a mis en pratique, dans la sphère des rapports humains, cette sympathie imaginative qui, dans la sphère de l’art, est l’unique secret de la création (p. 128).

« Véritable précurseur du mouvement romantique », le Christ de Wilde est proche de lui dans le temps. Pour l’auteur de De profundis, le Christ est également un autre lui-même : il se lie avec des pécheurs et des réprouvés et se fait le chantre de la beauté en avançant que tous les hommes devraient être « comme des fleurs », voire comme des « lys », l’une des fleurs favorites de Wilde et des amateurs d’art. En outre, dans toute la partie de la lettre qui est consacrée à Jésus, Wilde se sert de l’Évangile et de son héros pour vilipender les lois de son temps et leur inhumanité, pour se présenter comme un martyr victime de l’atrophie de l’imagination, et sanctifier l’esthétisme, c’est-à-dire une création humaine. Cet aspect n’a pas échappé à Marguerite Yourcenar pour qui, « dans les pages du De profundis sur le Christ considéré comme poète, l’irrémédiable esthète perce sous le velléitaire chrétien32 ».

Enfin, il met l’accent sur l’expérience positive et lumineuse de la souffrance (« seul moyen dont nous disposons pour avoir conscience d’exister », p. 60-61), en tant que fil conducteur de sa propre vie. Il ne faut pas y voir de la délectation masochiste, mais plutôt la recherche d’une cohérence non seulement au sein de son existence, traversée de maintes péripéties cuisantes, mais encore dans son travail même. Affirmer, comme il le fait, que toute sa vie est préfigurée dans « Le prince heureux », « Le jeune roi », Le Portrait de Dorian Gray et dans Salomé (p. 126) revient à reconstruire rétrospectivement son œuvre entière comme une trame continue et harmonieuse, parfaitement maîtrisée par un sujet pensant et écrivant qui a pour nom « Oscar Wilde ». Ces deux mots, les derniers de la lettre, sont l’affirmation glorieuse de l’identité retrouvée, celle de l’homme et celle de l’artiste : l’auteur, avec sa signature, recouvre son autorité.

La Ballade de la geôle de Reading

Wilde poète

Celle-ci se manifesta de façon éclatante puisqu’elle prit la forme d’un des plus grands poèmes jamais composé en anglais, La Ballade de la geôle de Reading, expression ultime d’une souffrance entêtante et d’une rédemption par l’écriture :

Le poème […] est mon chant du cygne et je regrette de partir sur un cri de douleur – un chant de Marsyas, non un chant d’Apollon ; mais la vie que j’ai tellement aimée – trop aimée – m’a lacéré comme l’aurait fait un tigre […]. Je ne pense pas me remettre jamais à écrire : la joie de vivre s’est enfuie et, avec la volonté, c’est elle le fondement de l’art33.

Wilde n’en était pas à son coup d’essai : c’est par la poésie qu’avait commencé sa carrière littéraire. Le hasard voulut en effet que la ville de Ravenne, qu’il avait visitée lors d’un voyage en Italie au printemps 1877, fût le thème choisi la même année par l’université d’Oxford, où il était encore étudiant, pour un concours de poésie, le vénérable prix Newdigate, créé en 1806. Wilde se lança alors dans la rédaction d’un très long poème qui, sans être un chef-d’œuvre, témoigne de l’audace du jeune écrivain : lord Byron, qui avait mauvaise réputation auprès des professeurs d’Oxford en raison de sa vie privée jugée scandaleuse (du fait de ses relations incestueuses avec sa demi-sœur, de ses rapports houleux avec sa femme et de son homosexualité plus ou moins latente), y est louangé et « Ravenna » se termine sur son nom. Il n’en fut pas tenu rigueur à Wilde, qui gagna le concours. Le lauréat eut même l’honneur de lire de larges extraits de son poème, le 26 juin 1878, au Sheldonian Theatre d’Oxford, et l’œuvre primée fut publiée le jour même par un éditeur de la ville, Thomas Shrimpton. Première reconnaissance publique, donc, mais aussi, avec l’admiration vouée à Byron, première manifestation de dissidence.

Ce succès brillant lui ayant donné des ailes, Wilde décida de poursuivre dans cette voie. Fin 1878, il composa « Charmide », inspiré d’un extrait des Portraits de Lucien de Samosate : cet écrivain grec du IIe siècle après J.-C. narre les aventures d’un éphèbe qui pénètre par effraction dans le temple d’Aphrodite pour y étreindre la statue de la déesse avant de périr noyé à la suite de diverses péripéties. Le poème de Wilde, qui reprend la trame de cette histoire, est long (cent onze strophes de six vers) et ambitieux ; il est surtout remarquable par ce qui fut perçu comme une morbidité inconvenante. Dans le Woman’s Journal de Boston, T.W. Higginson, cependant connu pour ses idées progressistes, observa que si « Charmide » avait été lu à voix haute devant une assemblée de dames de la haute société, « pas une ne serait restée dans la salle jusqu’à la fin34 » ! Cette appréciation subtile entoura Wilde d’un parfum de scandale et d’indécence qui ne le quitta plus. Il ne se découragea pas pour autant, et publia en juin 1881 un recueil sobrement intitulé Poèmes, dont le premier, « Hélas ! », traitait à la légère des concepts valorisés par les victoriens – le devoir, le labeur et, d’une manière générale, les vertus « viriles ». Les autres poèmes sont d’inspiration variée. Certains sont consacrés à l’Italie, d’autres à la Grèce antique ou au monde médiéval, et une autre source, qui reprend en partie les précédentes, est la beauté masculine. Quelques poèmes, enfin, se fondent sur une thématique politique, Wilde parvenant à trouver un ton convaincant dans sa défense de la liberté. « Humanitad », dont le titre a été inspiré par le « Libertad » de Whitman, et dont l’idée maîtresse – la foi en la noblesse intrinsèque de la condition humaine – dénonce le manque d’idéaux de l’Angleterre contemporaine, se clôt sur une image forte : celle de la crucifixion, non pas de Jésus, mais de tous les hommes. En fin de compte, La Ballade de la geôle de Reading ne dit pas autre chose.

La critique, cependant, ne fut guère élogieuse envers ces Poèmes : les commentaires soulignèrent la dette scandaleusement servile de Wilde à l’égard de ses pairs, qu’ils fussent anglais (Shakespeare, Philip Sidney, John Donne, Byron, Shelley, Keats, William Morris ou Swinburne) ou étrangers (Dante ou Théophile Gautier), et, à l’exception d’un article du Chicago Dial qui jugea les poèmes « remarquables », ce qui ne veut pas dire grand-chose, les critiques américains ne furent pas plus indulgents que leurs confrères britanniques : Thomas Wentworth Higginson estima qu’ils manquaient de virilité (!) et Ambrose Bierce se déchaîna contre « cet homme qui ne sait pas écrire », « le plus petit et le plus dément de cette confrérie de simples d’esprit » (c’est-à-dire les esthètes) et « ce petit coq efféminé qui voudrait bien voler avec les aigles35 ». Rien de moins… Il n’est pas surprenant qu’après une telle volée de bois vert, Wilde ait peu ou prou abandonné la poésie, à l’exception des Poèmes en prose (1894) et de « La Sphinge » (1894), proche de Salomé à certains égards ; il fallut une crise majeure pour qu’il y revînt, non sans souffrances ni sans difficultés.

Écrire quand même

Wilde mit presque six mois à composer les cent neuf strophes de cette ballade qui raconte l’histoire, les derniers jours et l’exécution d’un soldat des Royal Horse Guards, Charles Thomas Wooldridge (désigné, dans la dédicace, par les initiales C. T. W.), pendu à la prison de Reading le 7 juillet 1896 pour avoir égorgé sa femme sur un chemin de campagne lors d’une crise de jalousie. Le poème décrit aussi la réaction personnelle de Wilde à l’exécution du condamné, de même que les conditions de vie inhumaines infligées aux prisonniers, et s’interroge, en particulier dans sa cinquième partie, sur la question philosophique de la responsabilité, voire de la culpabilité collective. Derrière l’histoire de Wooldridge, enfin, se profile celle du poète qui établit un parallèle entre d’un côté son propre « crime » et son incarcération, et de l’autre les faits reprochés au soldat suivis de l’exécution de celui-ci.