Pourquoi ? Parce que tous deux ont été punis à cause de leur amour et sont, pour cette raison, devenus des parias :
Un mur de prison nous encerclait tous deux,
Deux réprouvés nous étions.
Le monde nous avait rejeté de son cœur
Et Dieu de Sa sollicitude :
Le trébuchet de fer qui guette le Péché
Nous avait pris au piège (p. 201).
Ce constat ne signifie pas que Wilde ait renoncé à sa superbe. D’une part, être un paria fait de lui un personnage romantique à la lord Byron, en butte aux attaques d’une société aussi ignorante qu’auto-satisfaite : revendiquer ce statut est une démarche gratifiante en tant qu’homme et en tant que poète. D’autre part, loin d’être méprisable et odieux, l’état de « criminel » est par lui valorisé : comme il l’écrit dans « L’âme de l’homme sous le socialisme », « le crime, dans certaines conditions, semble avoir été à la source de l’individualisme36 », appréciation qui n’est pas sans liens avec ce qu’écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance37 ; plus encore, le crime fait l’objet d’une théorisation stimulante dans « Le critique comme artiste » (1890), où Wilde le compare à la critique littéraire. De même que celle-ci vivifie la création en l’incitant à se réinventer en permanence, la transgression, quel que soit son degré de gravité, lutte contre la routine et l’ennui. Le propos, insolent et audacieux, fait fi des catégories ordinaires de la « morale » : seul compte le renouvellement des idées.
Le 19 mai 1897, après sa libération, Wilde quitta l’Angleterre pour la France par un bateau de nuit. Début juillet, alors qu’il se trouvait à Berneval, près de Dieppe, où il s’était installé pour quelque temps, il commença à travailler et il eut d’emblée le sentiment que la portée de son poème irait au-delà des événements contingents qui l’avaient inspiré : le 22 juillet, il écrivit à Robert Ross qu’il visait à « l’éternité », c’est-à-dire à l’universalité. Wilde acheva une première version le 24 août, date à laquelle il envoya le manuscrit à son éditeur, Leonard Smithers, pour qu’il le fît dactylographier. Des révisions et des ajouts se succédèrent jusqu’en octobre et, en novembre, Wilde reçut les premières épreuves. Loin de se contenter de les corriger, il composa de nouvelles strophes et, conscient d’être paralysé par ses scrupules et son insatisfaction, il s’en plaignit le 11 décembre auprès de Smithers : « Je pense que vous feriez mieux de ne plus m’envoyer d’épreuves du poème ; j’ai la maladie de la perfection et je corrigerais sans fin. » Il s’interrogeait également sur le titre, se demandant si Mort dans la geôle de Reading ne conviendrait pas mieux, mais il renonça à cette formulation, jugée trop mélodramatique, pour choisir, sans doute poussé par Ross, le titre définitif que nous connaissons. La Ballade fut publiée le 3 février 1898, sans que le nom de Wilde fût cité (seul le matricule C. 3. 3. apparaissait sur la page de titre) et il fallut attendre la septième édition, en juin 1899, pour que l’identité du poète – qui ne faisait de doute pour personne – fût révélée et écrite noir sur blanc.
Poésie et propagande
Tout au long de la rédaction, Wilde avait eu conscience de changer radicalement de manière – « c’est un style entièrement nouveau pour moi », écrivit-il à Edward Strangman, le 20 juillet 1897, et à W.R. Paton en août de la même année –, en raison du thème abordé (la prison n’apparaît pas dans ses œuvres précédentes sous une forme aussi réaliste)38 et surtout de la façon militante dont celui-ci était exploré. Mais le désir d’écrire un poème qui stigmatiserait l’absurde cruauté des conditions de vie imposées aux détenus et dénoncerait l’horreur de la peine de mort fut si impérieux qu’il l’emporta sur ses convictions esthétiques – elles lui interdisaient, en principe, de mêler la « morale » (au sens large) à l’« art ». Il fit toutefois état de ce dilemme dans une lettre adressée à Robert Ross : « Le poème souffre d’une faiblesse : des intentions stylistiques de deux ordres. L’une est de nature réaliste, l’autre est romantique. D’un côté on trouve de la poésie, de l’autre de la propagande. Je ressens cela profondément, mais je juge dans l’ensemble le résultat intéressant39. » En novembre, cependant, comme il se posait de plus en plus de questions sur le caractère hybride de son poème, il déclara à Smithers que le « sujet » en était « entièrement mauvais » et que sa façon de le traiter était « excessivement personnelle40 ». Ce sentiment de découragement fut heureusement de courte durée : le poète choisit de s’en tenir à son projet initial et finit même par se convaincre, à juste titre, que sa ballade était réussie. Aussi, comme par le passé, décida-t-il de mettre son travail en valeur en multipliant auprès de l’éditeur les indications techniques au sujet de la typographie et de la reliure du livre à venir et attendit-il, fébrile, la réaction du public. La surprise fut heureuse : en dépit de ses appréhensions et de la crainte qu’on le « boycotte », comme il l’avoua à Ross, Wilde fut satisfait de la réception critique. À vrai dire, celle-ci fut même, dans l’ensemble, si favorable que l’écrivain rasséréné déclara à Ross que « la presse [s’était] vraiment bien comportée41 ». En termes de fortune commerciale, ce fut de loin celle de ses œuvres poétiques qui connut le plus grand succès, les six premières éditions anglaises s’étant vendues en tout à cinq mille exemplaires en quatre mois, de février à mai 1898.
Comment expliquer une réception si heureuse ? Tout d’abord, la publicité donnée aux procès et à la condamnation de Wilde avait été telle que, trois ans après les faits, tout le monde les avait gardés en mémoire et que chacun était curieux de savoir comment il avait vécu son incarcération. Ensuite, sa décision de s’inspirer de son expérience propre plut aux lecteurs et aux critiques, qui relevèrent une « sincérité » selon eux absente de ses poèmes précédents42. Enfin, beaucoup notèrent que Wilde s’écartait de l’esthétisme, jugé morbide et décadentiste, voire exotique et ésotérique, d’œuvres fin de siècle telles que « La Sphinge », Salomé ou Le Portrait de Dorian Gray. Autrement dit, pour nombre de bien-pensants, le changement de ton signifiait un heureux renoncement aux folies passées, qu’elles fussent existentielles ou littéraires…
Pourquoi la ballade ?
Une autre raison de ce succès tient au choix technique de la ballade. La ballade, forme poétique d’origine populaire, raconte en termes simples une histoire dramatique et touchante. Bien évidemment, Wilde s’inspira de ses prédécesseurs ; redevable à Coleridge (« Le dit du vieux marin », 1798) et à Thomas Hood (« Le rêve d’Eugène Aram le meurtrier », 1829), il avait également une dette envers certains de ses contemporains, comme Alfred Edward Housman, dont il avait pu lire le poème IX d’Un gars du Shropshire (1896), où il est question de la pendaison d’un prisonnier, et surtout Rudyard Kipling. Celui-ci avait montré que des formes populaires pouvaient être adaptées à des sujets politiques et sociaux contemporains.
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