Mère Marie revient au bout d’un instant.
MÈRE MARIE
Ma Mère, il s’agit de Monsieur de la Force qui désire voir sa sœur avant de partir pour l’étranger.
LA PRIEURE
Qu’on aille prévenir Blanche de la Force. Les circonstances autorisent cette infraction à la Règle. Je désire que vous assistiez à l’entretien.
MÈRE MARIE
Si Votre Révérence voulait bien le permettre…
LA PRIEURE
Vous, ma Mère, et non une autre.
SCÈNE VIII
Parloir. Le rideau est à moitié tiré. Blanche a le visage découvert. Derrière la partie non tirée du rideau, Mère Marie de l’Incarnation assiste à l’entretien, recouverte du grand voile.
LE CHEVALIER
Pourquoi vous tenez-vous ainsi depuis vingt minutes, les yeux baissés, répondant à peine ? Est-ce là l’accueil qu’on doit à un frère ?
BLANCHE
Dieu sait combien je voudrais ne vous causer aucun déplaisir !
LE CHEVALIER
En deux mots comme en cent, notre père juge que vous n’êtes plus ici en sûreté.
BLANCHE
Je n’y suis peut-être pas, mais je m’y sens, cela suffit pour moi.
LE CHEVALIER
Comme votre ton est différent de celui d’autrefois ! Il y a dans vos manières présentes je ne sais quoi de contraint et de forcé.
BLANCHE
Ce qui vous paraît contrainte n’est que manque d’habitude et maladresse. Je n’ai pu encore me faire au bonheur de vivre heureuse et délivrée.
LE CHEVALIER
Heureuse peut-être, mais non pas délivrée. Il n’est pas en votre pouvoir de surmonter la nature.
BLANCHE
Hé quoi, la vie d’une Carmélite vous paraît-elle si conforme à la nature !
LE CHEVALIER
Dans des temps comme ceux-ci il est plus d’une femme jadis enviée de tous qui troquerait volontiers sa place contre la vôtre. Je vous parle durement, Blanche, mais c’est que j’ai devant les yeux l’image de notre père resté seul parmi des valets.
BLANCHE
(avec un geste de désespoir)
Vous me croyez retenue ici par la peur !
LE CHEVALIER
Ou la peur de la peur. Cette peur n’est pas plus honorable, après tout, qu’une autre peur. Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque. Mais je vous parle peut-être ici un langage trop rude pour vous, un langage de soldat ? Dieu m’est témoin que je n’ai jamais cessé de voir en vous une victime innocente du plus cruel, du plus injuste des sorts…
BLANCHE (voix étouffée)
Je ne suis plus désormais ici que la pauvre petite victime de Sa Divine Majesté. Dieu fera de moi selon son bon plaisir.
LE CHEVALIER
Sans être grand clerc en Sorbonne, je vous répondrai qu’ici ou ailleurs, il en serait de même.
BLANCHE
Non pas, mon frère, c’est en ce lieu que je me sens le plus à sa merci.
LE CHEVALIER
Cette espèce d’assurance ne saurait vous dispenser d’obéir aux volontés d’un père.
BLANCHE
En prenant le voile, j’ai cessé de dépendre de lui. Je ne lui dois plus que l’amour et le respect de mon cœur.
LE CHEVALIER
Blanche, lorsque je suis entré tout à l’heure, peu s’en est fallu que vous tombiez en faiblesse et j’ai cru voir, à la lueur de ce mauvais quinquet, en une seconde, toute notre enfance. C’est probablement par ma maladresse que nous en sommes venus à des propos qui sont presque des défis. A-t-on changé mon petit lièvre ?
BLANCHE
On l’a changé. Oh ! non pas, certes, dans sa tendresse pour vous ! Mais il est vrai que ce grand jour de ma prise de voile a été comme une nouvelle naissance.
LE CHEVALIER
Si je vous comprends bien, cette nouvelle naissance doit vous rendre libre vis-à-vis de celui auquel vous devez la première ? Oh ! Blanche, trêve de vaines subtilités ! Songez que nos parents et nos amis sont maintenant dispersés ; personne, ici, ne s’oppose à ce que vous alliez rejoindre notre père. Il ne peut plus compter que sur vous.
BLANCHE
Ne lui restez-vous pas ?
LE CHEVALIER
Mon devoir m’appelle à l’armée de Monsieur le Prince.
BLANCHE
Hé bien, le mien me retient ici. Oh ! pourquoi voulez-vous jeter de nouveau le doute en moi, comme un poison ? De ce poison, j’ai failli périr. C’est vrai que je suis autre. C’est vrai que Dieu m’a donné cette vertu de force, ce don de l’Esprit-Saint, dont je suis indigne, mais qui n’en est pas moins mille fois plus précieux que le courage charnel dont les hommes tirent tant de vanité.
LE CHEVALIER
Vous n’avez plus peur de rien ?
BLANCHE
Je sais que vous vous moquez de moi. C’est pourtant vrai que je ne crains plus rien. Où je suis, rien ne peut m’atteindre.
Un silence.
LE CHEVALIER
Hé bien, adieu, ma chérie.
Elle s’est rapprochée brusquement. À ce mot d’adieu, elle faiblit, prend à deux mains la grille. Sa voix change de ton, bien qu’elle s’efforce de la maintenir ferme.
BLANCHE
Oh ! ne me quittez pas sur un adieu de fâcherie ! Hélas ! vous m’avez donné si longtemps votre compassion que vous ne pouvez sans peine lui substituer cette simple estime que vous donnez, presque sans y penser, à n’importe lequel de vos amis !
LE CHEVALIER
Blanche, c’est vous maintenant qui parlez trop durement.
BLANCHE
Il n’y a en moi à votre égard que douceur et tendresse. Mais je ne suis plus ce petit lièvre. Je suis une fille du Carmel qui va souffrir pour vous et à laquelle je voudrais vous demander de penser comme à un compagnon de lutte car nous allons combattre chacun à notre manière, et la mienne a ses risques et ses périls comme la vôtre.
Elle a prononcé ces mots avec un rien d’emphase puérile et de maladresse, qui les rend plus touchants. Marie de l’Incarnation a fait un pas en avant. Le Chevalier enveloppe Blanche d’un long regard indéfinissable.
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