Blanche se retient à la grille pour ne pas tomber. Mère Marie de l’Incarnation s’avance.
MÈRE MARIE
Remettez-vous, Sœur Blanche.
BLANCHE
Oh ! ma Mère, n’ai-je pas menti ? Ne sais-je pas qui je suis ? Hélas ! j’étais si harassée de leur pitié ! Que Dieu me pardonne ! La douceur m’en écœurait l’âme. Oh ! ne serai-je jamais pour eux qu’une enfant ?
MÈRE MARIE
Allons il est temps de partir.
BLANCHE
J’ai été orgueilleuse et je serai punie.
MÈRE MARIE
Il n’est qu’un moyen de rabaisser son orgueil, c’est de s’élever plus haut que lui, ma fille. Mais on ne se contorsionne pas pour devenir humble, comme un gros chat pour entrer dans la ratière. La véritable humilité est d’abord une décence, un équilibre.
Elle retient doucement en passant la taille un peu ployée de Blanche.
Tenez-vous fière.
SCÈNE IX
L’aumônier arrive en fin d’entretien et invite le Chevalier à souper avant de reprendre la route. Il l’emmène chez lui et le sert lui-même à table.
L’AUMÔNIER
A parler franc, Monsieur le Chevalier, je crois que votre sœur est bien ici, pour l’instant, où Dieu la veut.
LE CHEVALIER
Oh ! nous n’avons jamais songé à la contraindre. J’ai pour elle, avec l’affection la plus tendre, l’espèce de sentiment qu’un homme aussi simple que moi doit ressentir devant un être marqué par le destin. Elle est venue au monde comblée de tous les dons de la naissance, de la fortune, de la nature. La vie était pour elle comme remplie à pleins bords d’un breuvage délicieux qui se changeait en amertume dès qu’elle y trempait les lèvres…
L’AUMÔNIER
Allons ! Allons ! nous nous sommes dit là-dessus tout ce que nous avions besoin de dire. Reprenez plutôt hardiment de mon petit vin, il est franc comme l’or et frais comme l’œil, ce sera le coup de l’étrier. Que comptez-vous faire maintenant ?
LE CHEVALIER
Prendre le large bien avant l’aube. Car la route n’est pas sûre jusqu’à Vermont. Mais j’ai là un gîte où me refaire un peu et envoyer un exprès à mon père.
L’AUMÔNIER
Monsieur le Marquis doit bien s’inquiéter de vous ?
LE CHEVALIER
C’est moi qui m’inquiète de lui. Car tout vieux qu’il est, rien n’altère sa bonne humeur ni ne modifie ses habitudes. On dirait que les survivants de ces générations formées pour le plaisir, en ne se refusant rien ont appris à se passer de tout. Il regarde les événements se rouler les uns sur les autres ainsi que des troncs d’arbres en temps de crue, et croit pouvoir attendre que le fleuve soit rentré dans son lit.
L’AUMÔNIER
Hélas ! je crains bien que le fleuve, avant de reprendre son cours, n’ait emporté ses rives. Lorsque vous reviendrez, Monsieur le Chevalier, que retrouverez-vous de ce que vous êtes parti pour défendre ?
LE CHEVALIER
Bah ! Le torrent ne jettera bas que ce qui lui barre le chemin. Qu’auriez-vous à redouter ici ?
L’AUMÔNIER
Mon fils, les Français ne se sont jamais battus entre eux que pour le compte et au bénéfice d’autrui. Mais ils ont toujours voulu croire qu’ils se battaient pour des principes. Ainsi toute guerre civile tourne en guerre de religion.
LE CHEVALIER
Ils n’en veulent pourtant qu’à la naissance !
L’AUMÔNIER
Fariboles ! C’est vous que l’on craint, mais c’est nous qu’on hait…
SCÈNE X
Une commission vient au monastère, menée par un petit homme bizarre coiffé d’un bonnet phrygien. Marie de l’Incarnation l’accompagne.
UN COMMISSAIRE
Que signifie cette comédie ?
MÈRE MARIE
La religieuse que voici doit simplement vous précéder en sonnant de la clochette. Telle est la règle dans cette maison.
LE COMMISSAIRE
Nous ne connaissons d’autre règle que la Loi. Nous sommes représentants de la Loi.
MÈRE MARIE
Nous ne sommes que de pauvres servantes de la nôtre. C’est ce qui doit excuser mon insistance. Mais puisque vous êtes en mesure d’exiger ce qu’on vous refuse, je n’insisterai pas davantage.
UN COMMISSAIRE
Faisons vite !
MÈRE MARIE
Je voudrais vous retarder le moins possible. J’ai reçu de notre Révérende Mère Prieure l’ordre de vous faire visiter cette maison.
UN COMMISSAIRE
Nous la visiterons aussi bien sans vous.
MÈRE MARIE
Mon rôle n’est pas de vous tenir compagnie, mais de vous épargner la peine de forcer des serrures que je puis ouvrir avec mes clefs.
UN AUTRE COMMISSAIRE
Ne discutons pas avec elle, citoyen, c’est une fine mouche, elle aura toujours le dernier mot.
LE PREMIER COMMISSAIRE
Je te prie, citoyen, d’observer un langage plus convenable à la mission qui nous est confiée.
MÈRE MARIE
Si vous avez vraiment jamais cru trouver ici de l’or ou des armes, à ce qu’on dit dans les feuilles, n’est-ce pas assez d’avoir fouillé de fond en comble notre petite cave et notre cellier ? À quoi bon visiter maintenant des cellules où vous ne trouverez qu’une paillasse et un prie-Dieu ?
LE PREMIER COMMISSAIRE
Nous y trouverons peut-être aussi de jeunes citoyennes qui, séquestrées ici par leur famille, ont droit à la protection de la Loi.
Mère Marie ouvre la première cellule. Elle est vide. Une autre, dont la porte se referme sur elle. On entend un bruit de voix. La porte s’ouvre de nouveau.
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