La religieuse paraît sur le seuil. On distingue très mal ses traits sous le long voile.
LE COMMISSAIRE
J’exige qu’on en finisse avec cette ridicule mascarade. Enlevez ce voile.
La religieuse reste immobile. Mère Marie l’invite doucement à retirer son voile. C’est une religieuse très vieille, et qui ne correspond nullement à l’image d’une jeune personne séquestrée par sa famille. Le premier commissaire s’énerve.
Citoyenne, donnez vos clefs. Ce citoyen m’introduira lui-même dans les cellules. Votre présence en impose certainement à ces malheureuses.
Le nain ouvre la porte de la cellule de Blanche. Dès qu’il passe son visage grimaçant dans l’entrebâillement, Blanche pousse un cri déchirant ; les mains tendues en avant, elle recule jusqu’à la paroi du fond de la cellule, et se tient debout, plaquée au mur comme si elle attendait la mort. Mère Marie est restée dans le couloir. Son visage trahit violemment un premier mouvement, sans doute impossible à réprimer, de mépris et de colère pour la lâcheté de Blanche. La porte se referme sur les commissaires. Bruit de voix à l’intérieur. Mère Marie se contraint visiblement à rester immobile. La porte s’ouvre de nouveau.
LE COMMISSAIRE
Citoyenne, je vous somme de me dire depuis combien de temps cette jeune personne se trouve séquestrée ici ?
MÈRE MARIE
Je pense, Monsieur, que vous devez le lui demander vous-même.
LE COMMISSAIRE
Elle semble avoir perdu jusqu’à l’usage de la parole.
MÈRE MARIE
Ne croyez-vous pas que Monsieur l’a terrorisée en entrant ? Croyez-vous que l’apparence et la tenue de Monsieur n’ont pas de quoi l’émouvoir ?
UN AUTRE COMMISSAIRE
Citoyen Monstrelet, ne vous laissez pas prendre à ses ruses. La jeune citoyenne s’expliquera tout à l’heure devant la Municipalité.
MÈRE MARIE
Votre ordre de perquisition ne saurait vous donner aucun droit sur les personnes. Cette jeune fille ne sortira d’ici que de son plein gré.
Elle entre dans la cellule. On voit sur son visage, en apparence très calme, une espèce d’inquiétude mêlée de pitié.
Sœur Blanche…
LE COMMISSAIRE
Je vous défends de continuer…
MÈRE MARIE
Vous avez le pouvoir de me contraindre au silence, mais non pas celui de m’en faire une obligation. Je représente ici la Révérende Mère Prieure et je ne recevrai pas d’ordre de vous.
UN COMMISSAIRE
Sacrée mâtine ! On ne lui fera pas fermer son bec, citoyen, mais rappelez-lui que la République dispose d’une machine à couper le sifflet.
LE PREMIER COMMISSAIRE
Assez ! je vous réitère d’avoir à observer la contenance d’un véritable représentant du peuple.
Il se tourne vers Blanche.
Jeune citoyenne, ne craignez rien de nous qui sommes vos libérateurs. Dites un seul mot, et vous vous trouverez hors du pouvoir de ceux qui pour mieux vous assujettir n’ont pas craint d’offenser la nature en usurpant jusqu’au nom sacré de Mère. Sachez que vous vous trouvez dès maintenant sous la protection de la Loi.
MÈRE MARIE
Elle est d’abord sous la mienne. Croyez-vous que je vous laisserai plus longtemps abuser de la terreur d’une enfant ? Je me garderai bien d’user d’un langage que vous ne pouvez pas comprendre. De ce qui nous retient ici et nous y maintient unies jusqu’à la mort, vous ne savez rien, ou si vous l’avez su, vous l’avez sans doute oublié. Mais il y a peut-être encore des mots qui nous sont communs et qui restent capables de toucher votre : conscience. Hé bien, Monsieur, sachez que chez la plus pauvre fille du Carmel, l’honneur parle plus haut que la crainte.
À ce mot d’honneur, les paupières de Blanche se relèvent. Son regard va de l’un à l’autre comme celui d’une personne qui s’éveille. Elle se jette dans les bras de Marie de l’Incarnation en sanglotant.
SCÈNE XI
Devant le chapitre, dont la porte est gardée par deux soldats. Les Sœurs sont réunies sous le cloître et sont appelées individuellement à l’intérieur pour y subir un interrogatoire. Avant d’entrer, chacune s’agenouille auprès de la Prieure et lui demande sa bénédiction. Quand c’est le tour de Marie de l’Incarnation, elle s’agenouille comme les autres, puis entre à l’intérieur du chapitre.
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