Les commissaires sont debout dans la salle ; le premier d’entre eux est assis nonchalamment dans le fauteuil de la Prieure. Marie de l’Incarnation reste également debout.

 

LE COMMISSAIRE

Nous devons nous en tenir pour l’heure aux déclarations que vient de faire la citoyenne. Mais ne croyez pas l’affaire finie, en ce qui la concerne. Je rendrai compte à la Municipalité de ce que j’ai vu.

MÈRE MARIE

C’est à votre conscience, Monsieur, que vous aurez des comptes à rendre. Je souhaite pour elle que vous trouviez bientôt devant vous un autre adversaire qu’une enfant terrorisée.

LE COMMISSAIRE

Quel adversaire ? Vous peut-être ?

MÈRE MARIE

Je ne saurais être l’adversaire de qui que ce soit.

LE COMMISSAIRE

Mais moi, je suis le vôtre.

MÈRE MARIE

Cela ne dépend peut-être pas de vous, car mon devoir et mon goût s’accordent à vous récuser comme tel.

LE COMMISSAIRE

Je sais que je n’aurai pas raison de votre insolence.

MÈRE MARIE

Je me contente de vous retirer l’occasion d’exercer la vôtre. Pour le reste, il devrait vous suffire de penser que je suis entièrement à votre merci.

LE COMMISSAIRE

Vous parlez sur ce ton dans le seul but de vous assujettir une fois de plus un esprit aussi faible que le vôtre est ferme, et même inflexible.

MÈRE MARIE

C’est vrai. Vous ne vous trompez pas.

LE COMMISSAIRE

Aussi longtemps qu’il existera des êtres tels que vous, il n’y aura pas de salut pour les patriotes.

MÈRE MARIE

Nous ne demandons pourtant rien d’autre que de vivre librement, sous la règle que nous avons choisie.

LE COMMISSAIRE

Il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la Liberté.

MÈRE MARIE

La nôtre est hors de vos atteintes.

LE COMMISSAIRE

À quoi servirait d’avoir pris la Bastille si la Nation tolérait d’autres bastilles telles que celle-ci, mille fois plus exécrables que l’autre parce que ce n’est pas au despotisme, mais à la superstition et au mensonge qu’y sont sacrifiées chaque jour des victimes innocentes. Oui, cette maison est une bastille, et nous détruirons ce repaire.

MÈRE MARIE

Ne manquez pas de nous détruire aussi jusqu’à la dernière. Où il y a une fille de sainte Thérèse, il y a un Carmel… Venez, Blanche.

Depuis un moment Blanche la regarde avec une espèce d’admiration naïve et de confiance totale, enfantine. Elle la suit comme une ombre.

 

SCÈNE XII

 

Chapelle du couvent. L’aumônier, en ornements sacerdotaux, termine sa messe et descend de l’autel. Il s’approche de la grille et demande aux Sœurs d’approcher.

 

L’AUMÔNIER

Mes chères filles, ce que j’ai à vous dire n’est plus un secret pour certaines d’entre vous, et les autres ne s’en étonneront guère. Je suis relevé de mes fonctions et proscrit. Cette messe que je viens de dire est la dernière.

Le tabernacle est vide. Je répète aujourd’hui le geste, et sans doute aussi les paroles, de nos premiers pères chrétiens, de nos pères dans la Chrétienté, à chaque nouvelle persécution. Dans les affaires de ce monde, vous le savez, lorsque tout espoir de conciliation est perdu, la force est le suprême recours. Mais notre sagesse n’est pas de ce monde. Dans les affaires de Dieu, la suprême ressource c’est le sacrifice des âmes consacrées. En tous temps, Dieu ne cesse de les appeler à lui, mais aujourd’hui on pourrait dire qu’il les appelle par leur nom. Ce jour est un grand jour pour le Carmel. Adieu, je vous bénis. Nous allons chanter ensemble l’adoration de la Croix.

 

En se retirant il souffle la lampe du sanctuaire et laisse la porte du tabernacle ouverte.

 

SCÈNE XIII

 

Parloir. Blanche et l’aumônier de part et d’autre de la grille.

 

BLANCHE

Qu’allez-vous devenir ?

L’AUMÔNIER

Rien d’autre que ce que je suis à cet instant même, un proscrit.

BLANCHE

Ils disent « hors la loi ».

L’AUMÔNIER

Ma pauvre enfant, un poisson ne saurait vivre hors de l’eau, mais un chrétien peut très bien vivre hors la Loi. Que nous garantissait la Loi ? Nos biens et nos vies. Des biens auxquels nous avions renoncé, une vie qui n’appartient plus qu’à Dieu… Autant dire que la Loi ne nous servait pas à grand-chose.

BLANCHE

Mais si ce qu’on raconte est vrai, ils vous tueront, s’ils nous reconnaissent.

L’AUMÔNIER

Ils ne me reconnaîtront peut-être pas.

BLANCHE

Vous vous déguiserez ?

L’AUMÔNIER

Oui. Tels sont les ordres que nous avons reçus. Chère Sœur Blanche, votre imagination s’échauffe toujours trop vite. Les malheureux qui nous menacent ont plus de haine que de ruse, et il se peut très bien que j’en sois quitte pour quelques précautions dont j’aurai vite pris l’habitude, et vous aussi.

BLANCHE

Nous aussi ? Vous ne nous quittez pas ?

L’AUMÔNIER

Oui, mon enfant. Rassurez-vous. Je resterai près de cette maison, j’y viendrai le plus souvent possible.