C’est une chose à mettre au point, et nous allons convenir de tout, Mère Marie de l’Incarnation et moi.

 

Silence.

 

BLANCHE

Oh ! que doit penser de moi Mère Marie ? Je me trouve si indigne de ses bontés.

L’AUMÔNIER

On est toujours indigne de ce qu’on reçoit, mon enfant, car on ne reçoit jamais rien que de Dieu. Restez en paix. Ce n’est pas violer un secret de dire que, depuis la mort de notre Révérende Prieure, la charité de Mère Marie vous a couverte de son ombre – obumbrabit tibi – pour parler comme le psaume, vous devez continuer à espérer sous ses ailes – sub permis ejus sperabis. Je sais que Mère Marie a répondu de vous devant Dieu.

 

SCÈNE XIV

 

Blanche, en le quittant, court chez Marie de l’Incarnation.

 

BLANCHE

Oh ! Mère Marie, est-ce vrai, avez-vous vraiment répondu de moi devant Dieu ?

MÈRE MARIE

Comment pouvez-vous parler ainsi ? Chacun répond pour soi, ma fille. Mais il est vrai que Notre Révérende Mère Prieure vous a confiée à moi en mourant,

BLANCHE

Je suis pour vous une charge bien lourde.

MÈRE MARIE

Et bien légère aussi. La charge d’un enfant n’est jamais lourde, mais elle donne beaucoup de souci.

BLANCHE

Il me semble que je ne vous en donnerai plus guère. Je me sens si rassurée auprès de vous, ma Mère !

MÈRE MARIE

Ne vous fiez là-dessus qu’à Dieu, ma petite fille.

 

SCÈNE XV

 

Jardin. Quelques religieuses font la cueillette. Constance est dans un arbre et mange des fruits.

 

SŒUR MATHILDE

L’inquiétude ne vous fait pas perdre l’appétit, Sœur Constance. Mais avec ça, mon panier ne se remplit guère.

CONSTANCE

Qu’avons-nous besoin de tant de provisions ? Nous serons peut-être mortes avant que ces fruits ne se soient gâtés.

SŒUR MATHILDE

Et si nous ne mourions pas du tout. C’est que je n’ai pas si grande envie de mourir, Sœur Constance !

CONSTANCE

Oh ! moi non plus ! Mais si nous nous en remettons au bon Dieu pour savoir si nous mourrons, à quoi bon nous préoccuper de ce que nous mangerons ? Jamais nous ne trouverons une meilleure occasion d’être un peu gourmandes !

SŒUR MATHILDE

Voilà une étrange façon de vous préparer au martyre !

CONSTANCE

Oh ! pardon Sœur Mathilde. À la chapelle, au travail, et dans le grand silence, je peux bien m’y préparer d’une autre manière. Cette manière-ci est celle de la récréation. Pourquoi ne seraient-elles pas bonnes toutes les deux ? Et d’ailleurs, à la fin du compte, l’office des martyrs n’est pas de manger, mais d’être mangés.

 

SCÈNE XVI

 

Cellule de la Prieure. La Prieure montre à Marie de l’Incarnation le décret qui suspend les vœux des religieuses.
La Prieure est assise. Marie de l’Incarnation, debout, achève de lire le décret.

 

MÈRE MARIE

Est-il croyable qu’un gouvernement puisse se donner le ridicule de supprimer les vœux ?

LA PRIEURE

Croyable ou non, ce décret doit vous paraître assez clair.

MÈRE MARIE

Votre Révérence est-elle décidée à s’y conformer ?

LA PRIEURE

Oui.

MÈRE MARIE

Alors Sœur Constance et Sœur Blanche ne pourront…

LA PRIEURE

Oui-da.

 

Silence.

 

MÈRE MARIE

Votre Révérence a-t-elle songé que Mademoiselle de la Force se trouve ainsi privée d’une consolation et d’un réconfort bien nécessaires ?

LA PRIEURE

J’y ai songé. Je ne puis risquer de sacrifier à Mademoiselle de la Force la sécurité de toutes mes filles.

MÈRE MARIE

Non pas peut-être à Mademoiselle de la Force, mais aux dernières volontés d’une morte, et à l’honneur de la Communauté.

LA PRIEURE

La défaillance de quelqu’une d’entre nous ne serait qu’une épreuve et une humiliation. Mère Marie, je ne veux rien dire de trop, mais vous parlez de l’honneur comme si nous n’avions pas depuis longtemps renoncé à l’estime du monde. Vous savez très bien que c’est dans la honte et l’ignominie de sa Passion que les filles du Carmel suivent leur Maître.

MÈRE MARIE

N’ont-elles pas à l’assister d’abord dans la solitude et la terreur de sa dernière nuit ? Ne serait-ce pas un affreux malheur pour nous toutes de voir faillir celle d’entre nous qui porte précisément le nom de la Très Sainte Agonie ? Dans la bataille c’est aux plus braves que revient l’honneur de porter l’étendard. Il semble que Dieu ait voulu remettre le nôtre entre les mains de la plus faible et peut-être de la plus misérable. N’est-ce pas là comme un signe du Ciel ?

LA PRIEURE

Je crains que ce signe ne soit donné que pour vous. C’est vous, ma fille, qui serez sacrifiée à cette faiblesse et peut-être substituée à ce mépris.

MÈRE MARIE

J’y consentirai de bon cœur.

 

Long silence.

 

LA PRIEURE

Voyez-vous, ma Mère, une cérémonie comme celle-là n’est jamais si clandestine qu’il n’en soit su quelque chose, tôt ou tard, dans une ville remplie d’espions. La moindre indiscrétion nous ferait couper le cou.

MÈRE MARIE

Que pourrions-nous désirer de mieux que de mourir ?

 

Quatrième tableau

 

SCÈNE I

 

Chapitre. Toutes les religieuses sont solennellement rassemblées. Avant de lire le décret, la Prieure récite avec ses filles l’hymne de sainte Thérèse d’Avila :

 

« Je suis vôtre et je suis en ce monde pour vous. Comment voulez-vous disposer de moi ?

Donnez-moi richesse ou dénuement,

Donnez-moi consolation ou tristesse,

Donnez-moi l’allégresse ou l’affliction,

Douce vie et soleil sans voile ;

Puisque je me suis abandonnée tout entière,

Comment voulez-vous disposer de moi ? »

 

LA PRIEURE

Je dois vous donner lecture du décret de l’Assemblée qui suspend jusqu’à nouvel ordre les vœux de religion.

« Décret du 28 octobre 1789. L’Assemblée nationale décrète que l’émission des vœux monastiques sera sus-rendue dans tous les monastères de l’un et l’autre sexe, et que le présent décret sera porté de suite à la sanction royale et envoyé à tous les tribunaux et à tous les monastères. »

Une telle mesure doit contrister chacune d’entre nous, mais elle atteint bien plus cruellement nos Sœurs Constance et Blanche. C’est donc à vous deux que je m’adresserai d’abord, mes chères filles. Je vous invite à faire généreusement le sacrifice du bonheur que vous attendiez. C’est dans le secret du cœur que vous offrirez à Sa Majesté les vœux qu’un ordre cruel vous interdit de prononcer solennellement.