Que cet ordre soit injuste, il ne nous appartient pas d’en faire état, nous autres, pauvres servantes, car notre vocation n’est nullement de nous opposer à l’injustice, mais simplement de l’expier, d’en payer la rançon, et comme nous ne possédons rien d’autre que nos misérables personnes, nous sommes nous-mêmes cette rançon. Ne nous opposant pas à l’injustice, nous n’avons pas le droit d’en juger non plus les instruments. Dans notre pensée comme dans notre prière, ceux qui nous persécutent ne sauraient se distinguer des autres pauvres, ou ils ne s’en distinguent que par une pauvreté plus grande, ou pour mieux dire par la plus extrême misère qui soit concevable, puisqu’ils semblent privés de la grâce de Dieu jusqu’au point de se croire les ennemis de Sa Majesté. Cette pauvreté-là ne saurait se soulager avec de bonnes soupes, c’est d’oraisons qu’elle a besoin, et la tradition du Carmel est d’en fournir d’une qualité irréprochable. Voilà qui doit nous tenir dans la modestie. Car en toute conscience des devoirs de ma charge, je dois vous dire que je ne saurais tolérer plus longtemps une certaine exaltation qui – si élevés qu’en soient les motifs – ne nous en distrait pas moins des modestes devoirs de notre état. Il y a là plus d’enfantillages que de malice, je le sais, mais pour en finir avec ces billevesées, rien n’est plus nécessaire que d’en montrer les contradictions, si ce n’est même le ridicule. Hé quoi ! vous prétendez prier pour les pécheurs, c’est-à-dire pour leur conversion ou leur amendement, et vous souhaiteriez en même temps de les voir commettre, sur des personnes consacrées, le plus grave des homicides ? Parlons franc ! Une Carmélite qui souhaite le martyre est aussi mauvaise Carmélite que serait mauvais soldat le militaire qui chercherait la mort avant d’avoir exécuté les ordres de son chef. Mais trêve de proverbes et de comparaisons. Ma volonté bien réfléchie est que cette communauté continue de vivre aussi simplement que par le passé. Les couvents ont été épargnés jusqu’à présent, rien ne prouve qu’ils ne le soient pas à l’avenir. Au surplus, quoi qu’il arrive, ne comptons jamais que sur cette espèce de courage que Dieu dispense au jour le jour, et comme sou par sou. C’est ce courage-là qui nous convient, qui s’accorde le mieux à l’humilité de notre état. Encore est-ce peut-être trop de présomption que de le Lui demander. Mieux vaut Le prier humblement pour que la peur ne nous éprouve pas au-delà de nos forces, que nous n’en sentions que l’humiliation sans qu’elle nous puisse pourtant pousser à quelque action blâmable. Lorsqu’on les considère de ce jardin de Gethsémani où fut divinisée, en le Cœur Adorable du Seigneur, toute l’angoisse humaine, la distinction entre la peur et le courage ne me paraît pas loin d’être superflue et ils nous apparaissent l’un et l’autre comme des colifichets de luxe.
SCÈNE II
La Communauté se disperse. Un groupe va au jardin où Blanche rejoint Marie de l’Incarnation.
BLANCHE
Mère Marie, est-il possible que Sa Révérence nous refuse, en un tel moment, la consolation de prononcer nos vœux secrètement ? Nous savons bien que s’il ne dépendait que de vous…
MÈRE MARIE
Je n’ai, moi aussi, qu’à obéir.
BLANCHE
Mais Sa Révérence fait si grand cas de votre jugement…
MÈRE MARIE
Mon devoir est de faire beaucoup plus de cas de son jugement que du mien.
BLANCHE
Mais notre prise de voile…
MÈRE MARIE
A ce moment-là nous n’étions que sous la menace d’une loi imminente. Nous sommes aujourd’hui sous le coup d’une loi en vigueur, et Sa Révérence a parfaitement raison de ne pas vouloir éveiller sans nécessité la colère de nos adversaires.
BLANCHE
Est-ce vous, Mère Marie, qui tenez ce langage ? En sommes-nous venues à ce degré d’infortune que notre seul espoir soit de passer inaperçues, ainsi qu’un lièvre au gîte ?
SCÈNE III
On entend chanter la Carmagnole sous les murs du couvent ; et les commissaires, suivis de la foule qui continue à chanter, font irruption dans l’enceinte. Ils enfoncent la porte de clôture. Précédés d’une Sœur sonnant la clochette, ils envahissent la sacristie, entassent les ornements et les vases sacrés dans le tour qu’ils ont arraché, et recouvrent le tout du voile de la grille. Ils dépouillent le Petit Roi de Gloire de son manteau et de sa couronne et le jettent dans un coin. Pendant que la Prieure assiste au pillage, la Communauté est groupée au chapitre et prie, sous la direction de Marie de l’Incarnation. Elles ont toutes le grand voile.
MÈRE MARIE
Allons ! Allons ! mes filles, soyez calmes. Pour l’instant il n’est d’autre prière possible que celle-là. Demeurez bien unies à Dieu.
Quand la porte s’ouvre devant la Prieure, elles restent immobiles. Une seule tête se tourne effrayée, celle de Blanche.
LA PRIEURE
Silence ! Je ne supporterai pas que ma maison ressemble à une fourmilière sur laquelle on a mis le pied.
Silence.
De tout ce qui attriste aujourd’hui vos âmes, ne déplorez que le sacrilège, et priez pour ceux qui le commettent. Quant à l’or ou à l’argent qu’on dérobe, qu’importe ! Notre condition première n’est-elle pas la pauvreté ? Si pauvres que nous soyons désormais, nous n’imiterons encore que de loin notre Maître, nous ne sommes pas encore aussi pauvres que Lui.
Le mouvement se calme peu à peu.
Allons ! Allons ! Ce n’est pas la première fois qu’on dépouille les églises et les couvents, cela s’est vu bien des fois au cours des guerres.
SCÈNE IV
Cellule de Mère Jeanne de l’Enfance de Jésus, une très vieille religieuse. Dehors, la neige tombe. Mère Jeanne achève de coudre une robe, très pauvre, pour le Petit Roi de Gloire. Blanche l’aide à en revêtir la statue.
MÈRE JEANNE
Ma petite Sœur Blanche, vous savez que, la nuit de Noël, on porte notre Petit Roi dans chaque cellule.
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