La visite de Monsieur votre oncle m’a fait manquer ma méridienne, et je m’étais tout à l’heure un peu assoupi, s’il faut tout dire… Mais que voulez-vous à Blanche ?

LE CHEVALIER

Roger de Damas qui sort d’ici a dû rebrousser chemin deux fois pour ne pas se trouver pris dans une grande masse de peuple. Le bruit court qu’ils vont brûler l’effigie de Réveillon en place de Grève.

LE MARQUIS

Hé bien, qu’ils la brûlent ! Lorsque le vin est à deux sols, on doit bien s’attendre à ce que le printemps échauffe un peu les têtes. Tout cela passera.

LE CHEVALIER

Si j’osais me permettre en votre présence de faire le mauvais plaisant, je répondrais qu’en ce qui concerne le carrosse de ma sœur, vous risquez de n’être pas trop bon prophète. Damas l’a vu arrêté par la foule, au carrefour de Bucy.

 

Le Marquis de la Force qui tenait sa tabatière ouverte la ferme brusquement sans y rien prendre, et comme le Chevalier s’approche, il le repousse doucement de sa main tendue.

 

LE MARQUIS

Le carrosse… la foule… pardonnez-moi, ce sont là des images qui ont trop souvent jadis hanté mes nuits… On parle volontiers aujourd’hui d’émeute ou même de révolution, mais qui n’a pas vu la multitude en panique n’a rien vu… Jarnibleu ! Tous ces visages à la bouche tordue, ces milliers et ces milliers d’yeux… Miséricorde ! D’une extrémité à l’autre, la place s’est mise à bouillir d’un seul coup, on voyait par-dessus voler les cannes et les chapeaux à une hauteur incroyable, comme lancés dans les airs par l’explosion d’un cri immense. Certains témoins m’ont juré depuis qu’ils n’avaient pas vu ces chapeaux et ces cannes, mais moi je les ai vus, par les mille diables !

LE CHEVALIER

Monsieur pardonnez-moi, j’aurais dû me douter… Une fois de plus, j’ai parlé comme un étourdi.

 

Le Marquis a repris sa tabatière. Il en tapote le couvercle du bout des doigts, en rêvant.

 

LE MARQUIS

Bah ! C’est ma vieille tête qui s’échauffe, elle aussi, trop vite. Mais qu’y a-t-il de commun, je vous le demande, entre ce que j’ai vu à ce moment-là, et je ne sais quelle petite émeute saisonnière, quel défilé d’ivrognes à travers les rues de Paris ? Mon carrosse est solide, les vieux chevaux ne s’étonnent de rien, Antoine nous sert depuis vingt ans, et les deux laquais sont d’anciens soldats du régiment de Navarre. Il ne peut arriver à votre sœur rien de fâcheux.

LE CHEVALIER

Oh ! ce n’est pas pour sa sécurité que je crains, vous le savez, mais pour son imagination malade.

LE MARQUIS

Blanche n’est que trop impressionnable, en effet. Un bon mariage arrangera tout cela. Allons ! Allons ! Une jolie fille a bien le droit d’être un peu craintive. Patience ! Vous aurez des neveux qui feront les cent mille diables.

LE CHEVALIER

Croyez-moi : ce qui met la santé de Blanche en péril, ou peut-être sa vie, ne saurait être seulement la crainte. Ou alors, c’est la crainte refoulée au plus profond de l’être, c’est le gel au cœur de l’arbre… Oui, croyez-moi, Monsieur, l’humeur de Blanche a quelque chose qui passe l’entendement ordinaire. Et peut-être qu’en un siècle moins éclairé que le nôtre…

LE MARQUIS

Ouais ! Vous parlez comme un villageois superstitieux. L’attachement que vous avez toujours eu pour votre sœur égare un peu votre jugement. Blanche me paraît le plus souvent naturelle, et parfois même enjouée.

LE CHEVALIER

Oh ! sans doute, il arrive qu’elle me fasse illusion à moi-même, et je croirais le sort conjuré si je n’en lisais toujours la malédiction dans son regard. Oui, ce que la voix peut cacher, le regard le livre ; c’est dans le regard, non dans la voix, que se trahit la crainte, voilà une chose qu’il m’a été donné d’apprendre au service du Roi, bien que j’y sois encore assez novice… Mais à quoi bon vous dire ce que d’autres guerres plus sérieuses vous avaient appris déjà, bien avant que je fusse né ?

 

Le Marquis esquisse un premier geste de dénégation, puis répond lentement, de l’air d’un homme qui interroge ses souvenirs.

 

LE MARQUIS

Mon Dieu, c’est vrai, nous savions ces choses, elles nous étaient utiles à l’occasion, je les trouve cependant assez nouvelles dans votre bouche, car nous n’en raisonnions pas, telle était la différence de notre génération à la vôtre. Comment diable aurais-je eu l’idée de juger votre sœur sur mon expérience des caporaux et des sergents du Royal-Picardie ?… Méfiez-vous qu’à raisonner de tout comme vous faites aujourd’hui, on risque de ne plus comprendre la raison de rien ! Lorsque Blanche et sa gouvernante seront ici, dans un moment, vous rirez de vos angoisses et elle oubliera lés siennes.

LE CHEVALIER

Vous voulez dire qu’elle en aura été une fois de plus quitte pour la peur… Quitte pour la peur ! Quand il s’agit de Blanche, le rapprochement de ces deux mots fait frémir… Une fille si noble et si fière ! Le mal est entré en elle comme le ver dans le fruit… Oh ! Monsieur, un tel langage doit vous paraître obscur ou pédant, surtout dans ma bouche… Veuillez n’en retenir que ce qu’il faut pour vous décider à envoyer ma sœur à Miromesnil, ou même à Limeuil, prendre l’air du printemps et boire le lait de nos vaches.

LE MARQUIS

Oui, jouer les fermières, comme il est à la mode aujourd’hui. Par malheur, ce n’est pas ainsi qu’une fille trouve un établissement. Je serais bien fou d’éloigner la mienne alors que je commence à me féliciter justement des assiduités de votre ami. Oh ! le petit Damas ne saurait passer pour ce qu’on appelait jadis un grand parti, mais j’en ferais volontiers mon gendre. Que voulez-vous ? Il m’arrive de trouver les jeunes gens d’aujourd’hui un peu compliqués à mon gré. Celui-là est un vrai Français, c’est même un Français de trois siècles. Il a la chevalerie de l’un, la grâce de l’autre, et la gaîté de celui-ci. Oui, vraiment, c’est ce que j’appelle un joli Français, un joli garçon, un brave garçon, un seigneur de bon goût de la Cour de France, voilà ce que c’est que Roger de Damas. Mille diables ! vous pensez de lui comme moi.

LE CHEVALIER

Il est mon meilleur ami, c’est tout dire… Ne vous faites pas d’illusions pourtant. Dans le fâcheux état où elle se trouve, ma sœur n’épousera jamais un homme qui passe partout pour plus casse-cou qu’un autre, et devant qui elle craindrait d’avoir peut-être à rougir.

LE MARQUIS

Enfantillages !

LE CHEVALIER

N’en croyez rien. J’ignore si la bizarrerie de sa nature pourrait entraîner Blanche à quelque action blâmable, du moins selon l’idée qu’elle se fait des devoirs d’une fille de qualité, mais je sens bien qu’elle n’y survivrait pas.

SCÈNE II

 

La porte s’ouvre et Blanche paraît sur le seuil assez inopinément pour qu’on puisse se demander si elle a ou non entendu les derniers mots.
Le Chevalier ne peut retenir un geste, mais le vieux Marquis commande mieux à ses nerfs, et dit d’une voix très naturelle :

 

LE MARQUIS

Blanche, votre frère avait grand-hâte de vous revoir.

 

Les traits de Blanche sont profondément altérés, mais elle a eu visiblement le temps de se reprendre, et s’efforce de parler avec enjouement.

 

BLANCHE

Monsieur le Chevalier est trop bon pour son petit lièvre…

LE CHEVALIER

Ne répétez pas à tout propos une plaisanterie qui n’a de sens que pour nous deux.

BLANCHE

Les lièvres n’ont pas l’habitude de passer la journée hors de leur gîte. Il est vrai que je transportais le mien avec moi. Mais une simple glace entre cette foule et ma craintive personne m’a paru un moment, je vous assure, une protection bien dérisoire. Je devais avoir l’air très ridicule.

 

Le Marquis fait signe à son fils de se taire.

 

LE MARQUIS

Bast ! Nous parlerons de vos aventures à souper, lorsque vous aurez pris un peu de repos.