Mieux vaut oublier un moment ce que vous avez vu, et il ne faut pas juger cette canaille-là au visage… Le peuple de Paris est bon diable, et tout finit ici par des chansons.

LE CHEVALIER

Monsieur de Damas, qui vous a vue au carrefour Bucy, vient de me dire qu’à travers vos glaces vous faisiez très bonne contenance…

 

Elle rougit de plaisir, et pour cacher son trouble parle avec une animation grandissante, qui finit par créer une sorte de malaise. Le Marquis et son fils échangent un regard.

 

BLANCHE

Oh ! Monsieur de Damas n’a sans doute vu que ce qu’il voulait voir… Réellement, je faisais bonne contenance ? Mon Dieu, il en est peut-être du péril comme de l’eau froide qui d’abord vous coupe le souffle et où l’on se trouve à l’aise dès qu’on y est entré jusqu’au cou ? Mais aussi, quelle occasion nous donne-t-on de faire nos preuves, nous autres, jeunes filles ? Pour valoir quelque chose, il faut d’abord savoir ce que l’on vaut… Mon Dieu, mon Dieu, figurez-vous, en descendant tout à l’heure du carrosse, Mme Janin n’en croyait pas ses yeux, je me sentais si légère… Ce grand poids, depuis toujours, sur mon cœur… (Elle porte la main à la poitrine, regarde autour d’elle, s’arrête.) Mais que vais-je dire là ? Je ne sais qu’une sotte, pardonnez-moi… (Avant que son frère ait pu ouvrir la bouche, elle a repris d’une voix dont la gaîté n’est plus que factice :) Cette cérémonie chez les Dames de la Visitation a été très longue et m’a beaucoup fatiguée. Voilà sans doute pourquoi je déraisonne. Avec votre permission, mon père, je vais suivre votre conseil et prendre un peu de repos avant souper. Tiens ! Comme le jour tombe vite ce soir…

LE MARQUIS

Je dirais volontiers qu’un orage menace, si nous n’étions si tôt dans la saison. Le ciel s’est couvert brusquement, tandis que vous parliez.

 

Elle se dirige vers l’escalier, son frère l’accompagne.

 

LE CHEVALIER

Puisque vous vous retirez dans votre appartement, demandez tout de suite des flambeaux, et n’y restez pas sans compagnie. Je sais que le crépuscule vous rend toujours mélancolique. Vous me disiez quand vous étiez petite : « Je meurs chaque nuit pour ressusciter chaque matin. »

BLANCHE

C’est qu’il n’y a jamais eu qu’un seul matin, Monsieur le Chevalier : celui de Pâques. Mais chaque nuit où l’on entre est celle de la Très Sainte Agonie…

Elle sort.

 

SCÈNE III

 

LE MARQUIS

Son imagination va toujours d’un extrême à l’autre. Que diable signifie ce dernier trait ?

LE CHEVALIER

Je n’en sais rien, qu’importe ! C’est son regard et sa voix qui vont à l’âme. Les chevaux sont maintenant dételés. Je m’en vais interroger le vieil Antoine.

 

Il sort. La porte repoussée, on entend un cri de terreur. Le Marquis hésite un moment sur la direction à prendre, puis s’avance vers l’escalier. On entend un pas sur les marches. Le Marquis semble reconnaître quelqu’un dans l’ombre et crie :
 

LE MARQUIS

C’est toi, Thierry ?

 
Les pas se font plus proches, et un jeune laquais paraît, très pâle.
 

Que se passe-t-il, mon garçon ?

LE LAQUAIS

J’allumais les flambeaux, lorsque Mademoiselle Blanche est entrée dans la chambre… Je pense qu’elle a d’abord vu mon ombre sur le mur. J’avais tiré les rideaux.

 

SCÈNE IV

 

Chambre de Blanche. À l’entrée de son père, Blanche va au-devant de lui. Sa voix, son attitude, les traits de son visage marquent une espèce de résolution et de résignation désespérée.

LE MARQUIS

En montant chez vous au lieu de faire appeler votre gouvernante, j’ai cédé au premier mouvement, pardonnez ma maladresse. Je vois qu’il n’y a heureusement rien de grave.

BLANCHE

Oh ! Monsieur, vous êtes le plus indulgent et le plus courtois des pères…

LE MARQUIS

Monsieur Rousseau, qui ne l’était pas si fort des siens, veut que nous soyons les amis de nos enfants. Au bout du compte, je crains que l’amitié ne fasse regretter un jour l’indulgence et la courtoisie car, en somme, c’est plutôt nous qu’elle avantage. Il est moins difficile d’être ami que d’être père… Mais ne parlons plus de ce petit incident.

BLANCHE

Mon père, il n’est pas d’incident si négligeable où ne s’inscrit la volonté de Dieu comme toute l’immensité du Ciel dans une goutte d’eau. Oui, c’est Dieu qui vous amène ici pour entendre ce que le cœur m’a manqué tant de fois pour vous dire. Avec votre permission, j’ai décidé d’entrer au Carmel.

LE MARQUIS

Au Carmel !

BLANCHE

Je pense qu’un tel aveu vous surprend moins que vous ne voulez le laisser paraître.

LE MARQUIS

Hélas ! On peut toujours craindre pour une jeune personne aussi vertueuse que ma fille les conseils d’une dévotion exaltée. Il est vrai, certaines circonstances malheureuses de votre naissance m’ont attaché à vous très tendrement, et je ne voudrais en rien vous contraindre. Nous parlerons donc de ceci plus à loisir, mais retenez dès maintenant que vous présumez sans aucun doute non pas de votre courage, mais de vos forces et de votre santé…

BLANCHE

Mon courage…

LE MARQUIS

Une fille moins fière ne se tourmenterait pas pour un cri.

BLANCHE

Mon courage…

 

Elle se décide brusquement, comme si en s’efforçant de convaincre son père, elle cédait peu à peu à l’espoir de se persuader elle-même.

 

Mon Dieu, oui, je crois vraiment qu’il y a en moi plus d’une chose dont vous n’auriez pas à rougir. En me faisant comme je suis, pourquoi Dieu n’aurait-il voulu que m’avilir ? La fragilité de ma nature n’est pas une simple humiliation qu’il m’impose, mais le signe de sa volonté sur sa pauvre servante. Loin d’en ressentir de la honte, je devrais plutôt être tentée de tirer gloire d’une telle prédestination. Oh ! sans doute, je sais qu’il est peu convenable, même en votre présence, de prendre avantage du sang dont je sors, et de l’illustration de notre maison. N’importe ! Par quel miracle serais-je née tout à fait indigne de tant d’hommes de bien, justement réputés pour leur valeur ? Il y a plusieurs sortes de courage, voilà ce que je pense maintenant.