Mais il arrive qu’il s’en lasse, pardonnez-moi cette expression. Le Seigneur a vécu et vit toujours parmi nous comme un pauvre, le moment vient toujours où Il décide de nous faire pauvres comme Lui, afin d’être reçu et honoré par les pauvres, à la manière des pauvres, de retrouver ainsi ce qu’il a connu jadis tant de fois sur les routes de Galilée, l’hospitalité des misérables, leur simple accueil. Il a voulu vivre parmi les pauvres, Il a aussi voulu mourir avec eux. Car ce n’est pas comme un Comte à la tête des hommes de sa ménie qu’il a marché vers la mort, c’est-à-dire vers Jérusalem, le lieu de Son sacrifice, dans ces sinistres jours qui précédèrent la Pâque. C’était parmi de pauvres gens qui, bien loin de songer à défier personne, se faisaient tout petits, afin de passer inaperçus le plus longtemps possible… Faisons-nous donc aussi maintenant tout petits, non pas, comme eux, pour échapper à la mort, mais pour la souffrir, le cas échéant, comme Il l’a soufferte Lui-même, car Il fut vraiment, selon le mot de la Sainte Écriture, l’agneau qu’on mène au boucher.
Nous allons procéder maintenant à l’adoration de la Croix.
Le prêtre s’en va, après avoir promis aux religieuses de revenir le jour de Pâques.
SCÈNE VIII
Matin de Pâques. On attend le prêtre.
LA PRIEURE
Ce n’était pas monsieur l’Aumônier ?
MÈRE MARIE
Non, ma Mère, et il se fait maintenant si tard que je pense qu’il ne viendra plus.
LA PRIEURE
A-t-on surveillé la ruelle ? Souvenez-vous qu’il a déjà voulu rentrer une fois par la porte du lavoir, mais elle était fermée au verrou.
SŒUR GERTRUDE
Sœur Antoine y est de garde depuis l’aube.
SŒUR ANNE
Il paraît qu’ils sont venus chercher hier soir notre vieux boulanger Thibaut, pour le conduire à la Municipalité.
SŒUR MARTHE
C’est son concurrent Servat qui l’a dénoncé.
LA PRIEURE (toujours calme)
Je sais, je sais… Mais depuis vendredi soir, Monsieur l’Aumônier a changé de cachette.
SŒUR CONSTANCE
Est-il croyable qu’on laisse ainsi traquer les prêtres dans un pays chrétien ? Les Français sont-ils maintenant si lâches ?
SŒUR MATHILDE
Ils ont peur. Tout le monde a peur. Ils se donnent la peur les uns aux autres, comme en temps d’épidémie la peste ou le choléra.
SŒUR VALENTINE
Quelle honte !
BLANCHE
(comme malgré elle, d’une voix presque sans timbre, du genre de celles qu’on entend dans les rêves)
La peur est peut-être, en effet, une maladie.
Un léger murmure, puis silence. Blanche paraît se réveiller, cherche à droite et à gauche des regards qui se dérobent, marquant d’ailleurs plus d’embarras que de réprobation.
MÈRE MARIE
On n’a pas peur, on s’imagine avoir peur. La peur est une fantasmagorie du démon.
BLANCHE (de la même voix étrange)
Mais le courage ?
MÈRE MARIE
Le courage peut bien être aussi une fantasmagorie du démon. Une autre. Chacun de nous risque ainsi de se débattre avec son courage ou sa peur comme un fou qui joue avec son ombre. Une seule chose importe, c’est que, braves ou lâches, nous nous trouvions toujours là où Dieu nous veut, nous fiant à Lui pour le reste. Oui, il n’est d’autre remède à la peur que de se jeter à corps perdu dans la volonté de Dieu, ainsi qu’un cerf poursuivi par les chiens, dans l’eau fraîche et noire.
SŒUR CONSTANCE
Mais le cerf aux abois finit par se retourner contre les chiens ? N’y aura-t-il pas de bons Français pour prendre la défense de nos prêtres ?
LA PRIEURE
Cela ne nous regarde pas.
MÈRE MARIE
(s’adressant aux autres religieuses)
Sa Révérence ne veut pas dire pour autant qu’il nous est interdit de le souhaiter.
SŒUR ALICE
A quoi pourrons-nous bien servir le jour où faute de prêtres notre peuple sera privé de sacrements ?
LA PRIEURE
Quand les prêtres manquent, les martyrs surabondent et l’équilibre de la grâce se trouve ainsi rétabli.
Silence. On voit que Mère Marie va parler mais elle hésite encore. Quelques religieuses ont d’abord tourné la tête vers elle. A. la fin toutes la fixent, sauf Constance et Blanche. Blanche garde les yeux baissés, avec une expression d’affreuse tristesse. Cons tance la regarde avec une espèce de curiosité ardente.
MÈRE MARIE
(tout à coup d’une voix basse et martelée où l’on sent toute la passion contenue)
Il me semble que l’Esprit-Saint vient de parler par la bouche de Sa Révérence.
Mouvement général. Silence. La Prieure garde un visage impassible, mais on sent que sa volonté est tendue. Atmosphère de drame qui laisse entrevoir le profond dissentiment de ces deux femmes.
MÈRE MARIE (de la même voix martelée)
Au régime impie qui prétend suspendre les vœux, je pense que la Communauté tout entière devrait répondre en prononçant solennellement le vœu du martyre.
Mouvement général, bien que contenu, d’assentiment. Deux ou trois vieilles religieuses baissent la tête. Blanche relève lentement la sienne et regarde avidement Mère Marie de l’Incarnation.
MÈRE MARIE
Pour que la France ait encore des prêtres, les filles du Carmel n’ont plus à donner que leur vie.
LA PRIEURE
(froidement, après un assez long silence)
Vous m’avez mal entendue, ma Mère, ou du moins vous m’avez mal comprise. Ce n’est pas à nous de décider si nous aurons ou non, plus tard, nos pauvres noms dans le bréviaire. Je prétends bien n’être jamais de ces convives, dont parle l’Evangile, qui prennent la première place et risquent d’être envoyés à la dernière par le Maître du festin.
Silence respectueux de la part de Mère Marie. Certains visages de jeunes Sœurs expriment la déception, et quelques-uns même le dépit.
LA PRIEURE
Voyons… Voyons… le nom de martyre est vite dit. Mais s’il nous arrive malheur…
MÈRE MARIE (comme malgré elle)
Votre Révérence ne saurait appeler malheur…
LA PRIEURE
Je donne au mot son sens ordinaire, je parle le langage de tout le monde. Il y a de grands saints qui ont goûté la mort, d’autres l’ont détestée, et quelques-uns même l’ont fuie.
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