Par ma cornette ! Lorsque nous aurons nommé bonheur ce que le commun des hommes appelle malheur, en serons-nous bien avancées ? Désirer la mort en bonne santé, c’est se remplir l’âme de vent, comme un fou qui croit se nourrir à la fumée du rôti.

 

Elle observe un moment ses religieuses, particulièrement les jeunes, par-dessus ses lunettes. Toutes ont baissé la tête. Le regard et la voix de la Prieure s’adoucissent singulièrement.
 

J’avais besoin de vous remettre un peu d’aplomb, mes filles. Vous ne teniez plus au sol, vous deveniez si légères qu’un coup de vent dans vos jupes aurait suffi pour vous élever au ciel et vous perdre dans les nuages, comme le ballon de Monsieur Pilâtre… Et j’ai bien besoin de mes filles ! Que serais-je sans mes filles ? Une vieille femme un peu terre à terre, un peu radoteuse, telle que vous venez de l’entendre…

 

Un silence. L’atmosphère se détend.

 

Mère Marie, Dieu m’est témoin que je n’ai pas parlé pour vous. Et l’occasion ne sera jamais meilleure de dire, ici, ce que je pense : vous méritiez cette charge mille fois mieux que moi, mais tant que je l’assumerai, j’agirai selon ma jugeote et ma nature, car je crois que la Providence a eu ses raisons de donner à la Communauté, en des circonstances si graves, une supérieure aussi simple et aussi médiocre que moi.

MÈRE MARIE

Votre Révérence sait que rien ne m’est plus doux que de conformer mon jugement au sien.

LA PRIEURE

Si vous étiez à ma place, ce serait aussi un grand bonheur pour moi de prononcer ce vœu du martyre, et de le prononcer entre vos mains…

MÈRE MARIE

Votre Révérence peut croire que la Communauté tout entière…

LA PRIEURE

Il n’y a pas de « Communauté tout entière ». Une Communauté a toujours son fort et son faible, le fort et le faible sont aussi nécessaires l’un que l’autre. C’est par égard à ces éléments faibles que je ne puis donner l’autorisation que vous demandez.

 

Deux ou trois religieuses se sont instinctivement tournées vers Blanche, et se détournent aussitôt. La tête de Blanche s’incline imperceptiblement de plus en plus, mais elle n’a pas l’air de s’en rendre compte. Constance est très pâle et prononce quelques mots.

 

LA PRIEURE (avec une grande douceur)

Que dites-vous, Sœur Constance ? Je vous donne volontiers la parole. Quand les sages sont au bout de leur sagesse, il convient d’écouter les enfants.

SŒUR CONSTANCE

Est-ce un ordre de Votre Révérence ?

LA PRIEURE

Hé bien oui !

SŒUR CONSTANCE

Je voudrais demander pardon à la Communauté d’être parmi ces faibles dont Votre Révérence vient de parler.

LA PRIEURE

En êtes-vous si sûre ?

SŒUR CONSTANCE

Avec la permission de Votre Révérence…

 

Pendant ce dialogue, Blanche a relevé peu à peu la tête. Au moment où Sœur Constance recommence de parler, son regard rencontre celui de Mademoiselle de la Force. Sœur Constance hésite un moment à continuer. On doit sentir que la compassion qu’elle éprouve pour son amie ne saurait pourtant la convaincre de mentir ; elle s’en tire par une équivoque dont sa première conversation avec Blanche, au début du film, donne le sens. Elle est de plus en plus pâle, mais résolue :

 

Avec la permission de Votre Révérence. C’est vrai que je ne suis pas absolument sûre d’avoir peur de mourir, mais j’aime tant la vie ! Au fond, n’est-ce pas la même chose ?

SŒUR ANNE

Sœur Constance ne pense pas un mot de ce qu’elle dit…

SŒUR GERTRUDE

Vous nous scandalisez, Sœur Constance !

SŒUR CONSTANCE (sans réfléchir)

Je m’en moque…

 

Elle se reprend, un flot de sang monte à ses joues.

 

Je vous demande pardon, ma Sœur. Je voulais dire qu’en parlant comme je viens de faire, je m’étais d’avance résignée à être un peu méprisée, voilà tout.

LA PRIEURE

Personne, ici, ne songe à vous mépriser, Sœur Constance. et vous nous édifieriez plutôt.

 

Un silence. Puis avec un sourire d’entente, presque de complicité.

 

Mais il ne faut pas plus courir après le mépris qu’après le martyre. Chaque chose vient en son temps.

 

SCÈNE IX

 

Ouvroir. Quelques religieuses travaillent à la couture. Elles commentent le sermon de l’aumônier.

 

SŒUR VALENTINE

Je n’ai jamais entendu sermon pareil !

SŒUR ALICE

C’est aussi peut-être que vous n’avez jamais entendu prêcher la Passion par un prêtre lui-même en péril de mort.

SŒUR CLAIRE

La mort… Il est difficile de se représenter face à la mort le Maître de la Vie et de la Mort.

SŒUR MARTHE

Au jardin des Oliviers, le Christ n’était plus maître de rien. L’angoisse humaine n’était jamais montée plus haut, elle n’atteindra plus jamais ce niveau. Elle avait tout recouvert en Lui, sauf cette extrême pointe de l’âme où s’est consommée la divine acceptation.

SŒUR CLAIRE

Il a eu peur de la mort. Tant de martyrs n’ont pas eu peur de la mort…

SŒUR GÉRALD

Il n’y a pas que les martyrs, des brigands aussi, Sœur Claire. Ainsi Cartouche plaisantait au moment d’être roué, à ce qu’on dit.

SŒUR SAINT-CHARLES

Oh ! bien sûr. Sa Révérence a raison. Il en est de l’héroïsme des martyrs et de l’autre, comme de l’or et du cuivre. L’un est précieux, l’autre vil, mais ce sont tout de même deux métaux.

SŒUR CLAIRE

Les martyrs étaient soutenus par le Christ, mais le Christ n’avait l’aide de personne, car tout secours et toute miséricorde procèdent de Lui. Nul être vivant n’entra dans la mort aussi seul et aussi désarmé.

SŒUR MATHILDE

Le plus innocent est encore un pécheur, et il sent confusément qu’il mérite la mort comme tel.