Le plus criminel ne répond que de ses crimes, et Lui…
SŒUR CATHERINE
Le plus innocent et le plus criminel, n’ayant commis aucune faute et répondant de toutes, dévoré par la Justice et l’injustice à la fois, comme par deux bêtes enragées…
SŒUR GERTRUDE
Oh ! Sœur Catherine, vous me glacez le sang…
SŒUR CATHERINE
Et vous, Sœur Gertrude, comment passeriez-vous votre dernière nuit de condamnée ?
SŒUR GERTRUDE
Mon Dieu, il me semble que l’occasion me paraîtrait si belle que ma crainte de la manquer l’emporterait sur la peur.
SŒUR ANNE
Et moi, je voudrais bien monter à l’échafaud la première. J’irais très vite jusqu’à la machine, sans regarder ni à droite ni à gauche, comme je faisais chez nous sur la grande échelle, pour ne pas avoir le vertige.
SŒUR GERTRUDE
Et qu’est-ce que vous diriez à ce moment-là, vous, Sœur Constance ?
SŒUR CONSTANCE
Moi ? Oh ! rien du tout !
SŒUR GERTRUDE
Quoi, pas même une prière ?
SŒUR CONSTANCE
Je ne sais pas. Mon bon Ange la dira pour moi. J’aurai bien assez de mourir (avec un regard rapide, en dessous, vers Sœur Blanche). Et puis quoi, n’êtes-vous pas honteuses de vous monter ainsi la tête ?
SŒUR GERTRUDE
Mon Dieu, ce n’est pas un crime ! Mieux vaut passer le temps à caqueter qu’à soupirer.
SŒUR VALENTINE
Et vous, Sœur Blanche ?
En entendant son nom, Blanche semble se réveiller en sursaut. Le linge et les ciseaux qu’elle tenait sur ses genoux tombent par terre. Elle les ramasse et se tait.
SŒUR FÉLICITÉ
Hé quoi, Sœur Blanche, qu’est-ce qui vous prend ?
SŒUR CLAIRE
Laissez donc tranquille Blanche de la Force. Ne voyez-vous pas qu’elle somnolait ?
SŒUR FÉLICITÉ
Blanche de la Force… Sans méchanceté, Sœur Blanche, on devrait plutôt vous appeler Blanche de la Faiblesse… Voyons, dites-nous ce que vous penseriez si on vous conduisait en prison.
Blanche essaie de raffermir sa voix sans y parvenir.
BLANCHE
En prison… Hé bien, Sœur Félicité, je… je…
SŒUR FÉLICITÉ
Allons, dites !
BLANCHE (d’un ton puéril)
Mon Dieu… Hé bien, j’aurais peur d’être toute seule, d’être sans notre Mère.
Sourires. Les têtes se détournent par charité. Sœur Constance tient les yeux fixés à terre, mais on sent qu’elle lutte contre la colère. Une religieuse paraît brusquement.
SŒUR ANTOINE
Mes Sœurs, notre Mère vient vous faire ses adieux.
La Prieure, appelée à Paris par ses supérieurs, entre, en civil.
SCÈNE X
Jardin du couvent. Récréation. Atmosphère comme à l’ordinaire très joyeuse.
SŒUR GERTRUDE
La récréation dure aujourd’hui plus que d’habitude.
SŒUR CATHERINE
Pas du tout. Nous avons encore vingt bonnes minutes, Sœur Gertrude.
SŒUR SAINT-CHARLES
Depuis que Sa Révérence est partie, nous ne nous sommes jamais tant amusées. Que penserait-elle de nous !
SŒUR MARTHE
N’est-ce pas Sa Révérence elle-même qui nous a recommandé d’être joyeuses et insouciantes, aussi longtemps que Dieu nous donnera ce répit ?
SŒUR ANNE
Du répit ! Autant parler du répit à un homme suspendu par un fil à cent pieds au-dessus de la place de la Cathédrale !
SŒUR CONSTANCE (en riant)
Mais nous, ma Sœur, nous ne pouvons tomber qu’en Dieu !
SŒUR ANNE
Oh ! Sœur Constance, que voilà donc une parole édifiante ! Pourquoi la dites-vous donc en riant ?
SŒUR CONSTANCE
Parce que cela me fait plaisir à penser.
SŒUR ANNE
Bast ! Lorsque notre Mère est venue nous dire adieu, n’avez-vous pas ri aussi ?
SŒUR CONSTANCE
C’est Sœur Alice qui me poussait du coude dans l’estomac. Mais j’aurais ri quand même. Je riais de voir notre Mère en si bel équipage.
SŒUR GERTRUDE
N’aviez-vous pas honte ?
SŒUR CONSTANCE
Et pourquoi aurais-je eu honte ? Je trouvais tellement risible que les méchants ne puissent rien contre les pauvres servantes de Dieu que de les contraindre à se déguiser comme au Carnaval.
SŒUR VALENTINE
Ils n’en resteront pas là.
SŒUR CONSTANCE
Et après ? Que feront-ils de plus que Néron ou Tibère ? Le déguisement des déguisements n’est-il pas la mort ignominieuse du Seigneur ? Ils ont déguisé en esclave et cloué au bois comme un esclave le Maître de la Création ; la Terre et l’Enfer ensemble n’ont pas su aller au-delà de cette monstrueuse et sacrilège polissonnerie. Donner des hommes en pâture aux bêtes, ou les transformer en torches, cela ne donne-t-il pas l’idée d’une farce horrible ? Oh ! sans doute –, la souffrance et la mort nous étonnent toujours, mais au regard des Anges que peuvent bien signifier ces horribles singeries ? Nul doute qu’ils en riraient, si les Anges pouvaient rire…
SŒUR GERTRUDE
Sœur Constance se défend très bien…
SŒUR VALENTINE
Oh ! vous, Sœur Gertrude, vous restez bouche bée à tout ce qu’elle dit.
On se tourne vers Sœur Gertrude. Éclat de rire général. Elle est en effet bouche bée, la tête inclinée sur l’épaule gauche, les yeux demi-fermés, comme une personne qui écoute très attentivement. Le brouhaha des voix et des rires continue un moment puis s’apaise par degrés. Silence. On entend le bruit d’une cloche, bien loin. Puis une autre plus près. Une autre encore. Les religieuses se regardent.
SŒUR MATHILDE
Le tocsin !
SŒUR ALICE
Le canon !
SŒUR ANNE
Comment le canon ? Pourquoi le canon ? Ce doit être le bourdon de la chapelle Sainte-Maxime.
SŒUR ALICE
Pas possible, Sœur Anne ! Le son vient de là…
On entend maintenant très bien le canon. Sonnerie de trompettes. Bruit d’une foule en marche. Le Ça ira… Airs de fête.
SŒUR CLAIRE (étourdiment)
Cela me rappelle la Fête-Dieu, jadis.
SŒUR SAINT-CHARLES
Oh ! taisez-vous ! taisez-vous !
Elle défaille. On entend un rire nerveux.
1 comment