La sonnerie de trompettes couvre maintenant tous les bruits. Mais il y a entre chaque sonnerie un court instant de silence. C’est dans un de ces moments de silence que retentit la petite clochette du tour.
SŒUR MATHILDE
On a tiré la clochette !
SŒUR CLAIRE
Il faut tout de suite regarder à la porte du lavoir.
Sœur Anne se précipite.
SŒUR CLAIRE
Attention, Sœur Anne ! ne retirez la chaîne qu’à la dernière minute !
Presque aussitôt l’aumônier entre en coup de vent. On l’entoure. Une religieuse se tient à quelques pas, et surveille la grande porte. Piétinements d’une foule en marche.
L’AUMÔNIER
J’ai failli me trouver pris entre la foule et une patrouille. Je n’avais d’autre ressource que rentrer ici.
SŒUR CLAIRE
Restez avec nous, mon Père.
L’AUMÔNIER
Je ne saurais que vous compromettre. Il faut que je parte. Lorsque le cortège sera rassemblé sur la place de la Municipalité, les rues seront libres.
SŒUR CONSTANCE
Mais n’y aura-t-il jamais d’autre remède que fuir ou se cacher ?
L’AUMÔNIER
Dans les grands troubles comme celui-ci le pire risque n’est pas d’être criminel mais innocent, ou seulement suspect de l’être. L’innocent va payer bientôt pour tout le monde !
SŒUR CATHERINE
Oh ! mon Père, quittez ce pays !
L’AUMÔNIER
J’attendrai de savoir là-dessus le bon plaisir de Dieu. En demeurant où il m’a mis, je puis commettre une sottise, non une faute.
SŒUR CLAIRE
Que va devenir Sa Révérence ?
L’AUMÔNIER
Je l’ignore. Je crains qu’elle ne puisse revenir parmi nous.
Les trompettes sonnent toujours. Mais on comprend qu’elles ne bougent plus.
SŒUR MATHILDE
Je crois qu’il n’y a plus personne dans la rue, mais on dirait qu’un autre cortège se forme du côté de la cathédrale. N’est-ce pas vrai, Sœur Anne ?
SŒUR ANNE
Oui, le vieux jardinier vient de venir prendre ses hardes. Il dit que la ville est pleine d’étrangers qui vont camper cette nuit sur les places. On vend du vin à tous les carrefours.
SŒUR FÉLICITÉ
Écoutez ! Ecoutez !
Le tocsin qui a cessé de sonner un moment reprend de plus belle. On entend maintenant des coups de fusil.
SŒUR VALENTINE
Mon Dieu ! voilà seulement un quart d’heure nous étions si rassurées, si tranquilles…
SŒUR MARTHE
Bah ! Sœur Valentine, depuis ce matin on entendait beaucoup de bruit en ville.
SŒUR VALENTINE
Pas plus que d’habitude. Voilà tant de jours que la ville est comme folle ! Hier encore n’ont-ils pas dansé toute la nuit au bord de l’eau ? Nous entendions d’ici les crincrins. Et tout à coup les coups de fusil qui faisaient penser aux pétards de la Saint-Jean.
SŒUR MARTHE
C’est vrai qu’on finit par ne plus prendre garde à rien…
SŒUR FÉLICITÉ
Écoutez ! Écoutez ! les voilà de nouveau.
L’AUMÔNIER
J’ai peut-être trop attendu. N’importe !
SŒUR CLAIRE
Ne partez pas sans nous bénir.
L’AUMÔNIER
Je voudrais prendre congé de Mère Marie de l’Incarnation.
SŒUR ANNE
Après le repas, notre Mère Marie de l’Incarnation s’est retirée dans sa cellule, comme d’habitude.
SŒUR CLAIRE
Allez la chercher, Sœur Saint-Charles.
L’AUMÔNIER
Non ! Mieux vaut ne pas perdre de temps. Que deviendriez-vous, mes filles, s’ils me prenaient chez vous ?
Il fait le geste de bénir. Elles s’agenouillent. Il les bénit et disparaît. Presque aussitôt le bruit redouble dans la rue principale. On croirait qu’elle s’est remplie brusquement d’une foule immense. L’aumônier a escaladé le mur du jardin voisin. Il y a là une cabane où l’on range les outils. Le Père y restera caché jusqu’au soir.
SCÈNE XI
Le bruit grandit sans cesse, au point que pour se faire entendre, les Sœurs doivent se crier à l’oreille. Les coups commencent à pleuvoir sur la porte.
QUELQUES VOIX AFFOLÉES
N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !
Le premier mouvement des religieuses est de courir çà et là dans le petit jardin. Mais on les voit ralentir peu à peu leur marche, l’une après l’autre, comme honteuses.
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