Enfin, elles se rassemblent au pied de la statue de la Vierge. On s’explique pourquoi lorsqu’on découvre à la porte de la chapelle, au haut du petit perron, la silhouette de Mère Marie de l’Incarnation. Une planche de la porte vient de céder, avec un craquement sinistre. Mère Marie de l’Incarnation fait signe à Sœur Constance et détache de son trousseau, pour la lui remettre, la clef du portail.
MÈRE MARIE
Allez ouvrir, ma petite fille.
On devine plutôt ces paroles au mouvement des lèvres. Le bruit est maintenant tout à fait assourdissant. La porte est défoncée. Mère Marie de l’Incarnation s’avance, sans hâte, ni trop vite ni trop lentement. Deux ou trois révolutionnaires passent par la brèche, mais ils doivent se livrer à une espèce d’acrobatie qui les rend ridicules, et ils se tiennent un moment, assez embarrassés, devant les religieuses immobiles. Mère Marie prend doucement la clef des mains de Constance, et elle la tend à l’un des trois. Ouverture de la porte. Brusque irruption de la foule. Mère Marie de l’Incarnation n’a pas fait un geste pour la contenir, et pourtant la plupart des envahisseurs repassent le seuil. On voit, sur le visage très pâle de Sœur Constance, une sorte de sourire à peine perceptible.
UN COMMISSAIRE
Où sont les religieuses ?
MÈRE MARIE
Vous les voyez là-bas.
LE COMMISSAIRE
Notre devoir est de leur donner connaissance du décret d’expulsion.
MÈRE MARIE
Cela ne dépend que de vous.
Lecture du décret.
« Ainsi qu’en a décidé l’Assemblée législative, siégeant le 17 août 1792 :
« Pour le premier octobre prochain, toutes les maisons encore actuellement occupées par des religieuses ou par des religieux seront évacuées par lesdits religieux et religieuses et seront mises en vente à la diligence des corps administratifs. »
LE COMMISSAIRE
Avez-vous une réclamation à formuler ?
MÈRE MARIE
Que pourrions-nous réclamer, puisque nous ne disposons déjà plus de rien ? Mais il est indispensable que nous nous procurions des vêtements, puisque vous nous interdisez de porter ceux-là.
LE COMMISSAIRE
Soit !
Se forçant pour être goguenard, car la grande simplicité d’accent de Mère Marie lui en impose :
Êtes-vous donc si pressées de quitter ces défroques, et de vous habiller comme tout le monde ?
MÈRE MARIE
Je vous répondrais bien que ce n’est pas l’uniforme qui fait le soldat. Mais nous n’avons pas d’uniforme. Sous n’importe quel habit nous ne serons jamais que des servantes.
LE COMMISSAIRE
Le peuple n’a pas besoin de servantes.
MÈRE MARIE
Mais il a grand besoin de martyrs, et c’est là un service que nous pouvons assumer.
LE COMMISSAIRE
Peuh ! En des temps comme celui-ci, mourir n’est rien.
MÈRE MARIE
Vivre n’est rien, c’est cela que vous voulez dire. Car il n’est plus que la mort qui compte lorsque la vie est dévaluée jusqu’au ridicule, elle n’a pas plus de prix que vos assignats.
LE COMMISSAIRE
Ces paroles-là pourraient vous coûter cher si vous les disiez devant un autre que moi. Me prenez-vous pour un de ces buveurs de sang ? J’étais sacristain à la paroisse de Chelles, le seigneur vicaire était mon frère de lait. Mais il faut bien que je hurle avec les loups !
Un silence.
MÈRE MARIE
Excusez-moi si je vous demande des preuves de votre bon vouloir.
LE COMMISSAIRE
Votre prêtre est caché dans le séchoir, je le sais.
MÈRE MARIE
Je ne vous crois pas.
LE COMMISSAIRE
Il m’a parlé.
MÈRE MARIE
Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
LE COMMISSAIRE
Qu’après avoir escaladé le mur du potager voisin, il a été poursuivi par les chiens et contraint de se réfugier ici de nouveau. La précision n’est-elle pas faite pour vous convaincre ?
MÈRE MARIE
Elle ne me convainc qu’à moitié.
LE COMMISSAIRE
J’ajouterai donc qu’une jeune religieuse est aussi cachée là-bas, depuis hier matin, à ce qu’elle dit. Elle m’a paru mourir de peur.
MÈRE MARIE (sans plus rien cacher)
Dieu soit donc béni ! C’est sûrement Sœur Blanche et je ne savais où la chercher… Soyez remercié pour cette nouvelle, Monsieur.
Un silence. Coup d’œil circulaire.
LE COMMISSAIRE
J’emmène avec moi les commissaires et la patrouille. Il ne restera ici, jusqu’au soir, que les ouvriers. Méfiez-vous du forgeron Blancard, il a été élevé chez les Bénédictins de Restif et parle le langage des prêtres. C’est un dénonciateur.
Il s’éloigne. Les commissaires se concertent un long moment auprès de la porte. On comprend que la discussion est vive. Ils finissent par s’éloigner, après avoir rassemblé la patrouille.
SCÈNE XII
L’écran montre d’abord le petit couvent dévasté, mais maintenant débarrassé de ses envahisseurs. L’ouvrier qui le quitte le dernier s’arrête un moment sur le seuil pour boire au goulot une dernière gorgée. Puis il lance la bouteille contre le mur. On a fait une espèce de porte avec les planches brisées liées par un fil de fer.
SCÈNE XIII
La Communauté est maintenant rassemblée dans la sacristie.
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