On voit l’échelle et l’échafaudage qui ont permis de descendre les cloches. Dévastation. Tout est plein de paille, de plâtras, la grille du chœur est en partie descellée. Une religieuse fait le guet près de la porte. Quelques chandelles. Les habits très modestes de l’aumônier sont marqués de terre, ses chaussures pleines de boue, une manche déchirée pend le long du poignet, sur une chemise qu’on devine très fine et très soignée.
Un silence.
MÈRE MARIE
Parlez-leur, mon Père, elles sont depuis longtemps disposées à l’engagement qu’elles vont prendre.
L’AUMÔNIER
Cela n’est pas tout à fait de mon ministère, et je crois plus convenable, en l’absence forcée de Sa Révérence, que vous parliez vous-même à la Communauté. Mon rôle ne sera jamais que de recevoir et de bénir le vœu que vous allez prononcer, pourvu que ce soit en toute connaissance de cause, après réflexion et librement.
Le visage de Mère Marie ne marque aucune contrariété pour cette réponse. Elle est toujours extraordinairement simple et naturelle.
MÈRE MARIE
Mes filles, un petit mot d’abord. Je sais que quelques-unes d’entre vous s’inquiétaient depuis hier au sujet de notre chère Sœur Blanche. Mademoiselle de la Force n’a jamais quitté cette maison et c’est elle (Sœur Blanche sursaute, ses traits expriment d’abord une surprise joyeuse, puis le doute et de nouveau l’inquiétude) qui a eu même l’honneur de tenir compagnie à Monsieur l’Aumônier, dans des conditions qu’il ne me serait pas permis de révéler, même si je le jugeais utile, puisque je risquerais ainsi de compromettre un ami, ou du moins un auxiliaire utile. Cela dit, venons-en à ce qui nous rassemble. Je propose que nous fassions ensemble le vœu du martyre pour mériter le maintien du Carmel, et le salut de notre patrie.
Aucun enthousiasme. Les Sœurs se regardent entre elles.
Je me félicite de vous voir accueillir cette proposition aussi froidement que le Seigneur m’inspire de la faire. Il ne s’agit pas, en effet, d’offrir nos pauvres vies en nous faisant trop illusion sur le prix qu’elles valent, car jamais ne fut plus vrai qu’aujourd’hui le vieux dicton qui assure que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne. Nous devons donner notre vie avec décence. La donner même à regret, ou du moins avec une arrière-pensée de tristesse, ne saurait nullement offenser la décence. Ce serait, au contraire, y manquer gravement et grossièrement que de nous monter la tête entre nous avec de grands mots et de grands gestes, comme les militaires, avant l’assaut, boivent de l’alcool assaisonné de poudre.
MÈRE JEANNE
A quoi nous engageons-nous exactement par ce vœu ?
MÈRE MARIE
Non pas, bien entendu, à n’importe quelle démarche violente et indiscrète qui ne serait que provocation et défi à l’égard de ceux qui sont bien capables de se venger de nous sur des innocents. Mais il est des moyens légitimes d’éviter le martyre et nous nous en interdisons par avance l’usage, comme un malade refuse la médecine qui le sauverait, afin qu’elle puisse servir à d’autres.
La vieille Mère Jeanne se concerte de nouveau avec ses voisines.
MÈRE JEANNE
Nous approuvons parfaitement les explications et les réserves de Votre Révérence, mais nous craignons qu’elles ne soient mal comprises par les éléments les plus jeunes de cette communauté. L’inconvénient de ces vœux exceptionnels est qu’ils risquent de diviser les esprits et même d’opposer les consciences.
Mère Marie écoute en silence. Elle ne se hâte pas de répondre.
MÈRE MARIE
Voilà pourquoi j’ai toujours pensé que le principe et l’opportunité d’un tel vœu devaient être reconnus par toutes. L’opposition d’une seule d’entre vous m’y ferait renoncer sur-le-champ.
Depuis quelques minutes, Sœur Constance observe à la dérobée d’abord, puis ouvertement, Blanche de la Force. Blanche paraît très lasse. Il faut qu’on sente bien qu’elle sera désormais le jouet des circonstances, et qu’en tout cas elle n’osera jamais s’opposer publiquement à ses compagnes.
MÈRE GÉRALD
(un peu sourde à laquelle on vient de parler à l’oreille)
Dans un cas semblable, les plus vieilles devraient parler pour les plus jeunes, et en leur nom. D’être sage à vingt ans, hélas ! il y a plus souvent de honte que d’honneur.
MÈRE MARIE
Mon intention est que nous décidions de la chose par un vote secret. Du moins, Monsieur l’Aumônier recevra-t-il nos réponses, et sous le sceau du Sacrement.
Le visage de Blanche s’éclaire visiblement. Sœur Constance ne la quitte plus des yeux. Mère Marie aux vieilles religieuses :
Cela vous apporte-t-il toute satisfaction, mes Mères ?
Mère Gérald se fait répéter ces paroles et dit :
MÈRE GÉRALD
Un grand apaisement du moins.
L’AUMÔNIER
Il suffira que vous passiez tour à tour derrière l’autel.
Les religieuses se lèvent. On distingue un groupe de jeunes religieuses. L’une d’elles désigne d’un discret mouvement du menton Sœur Blanche, et dit tout bas :
SŒUR SAINT-CHARLES
Gageons qu’il y aura une voix contre.
Sœur Constance est tout près. On ne sait si elle a entendu.
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