Elle tient les paupières baissées. Une à une les religieuses disparaissent derrière l’autel et reparaissent presque aussitôt. Il est indispensable que tout cela se fasse très rapidement. Lorsque Blanche reparaît, son visage est hagard (ce pourrait être celui d’une personne qui vient de se décider à pile ou face). Constance la suit maintenant du regard. Les religieuses se rassoient. L’aumônier s’approche de Mère Marie et lui dit quelques mots à voix basse. Mère Marie déclare, toujours avec le même calme :
MÈRE MARIE
Il y a une seule opposition. Cela suffit.
Sœur Constance est pâle comme une morte.
SŒUR SAINT-CHARLES (tout bas)
On sait laquelle…
SŒUR CONSTANCE
Il s’agit de moi.
Stupéfaction générale. Blanche commence à pleurer, la tête dans ses mains.
SŒUR CONSTANCE
Monsieur l’Aumônier sait que je dis vrai… Mais… Mais… Je me déclare maintenant d’accord avec vous toutes, et… je… je désire… je voudrais que vous me laissiez prononcer ce vœu…
Un silence.
Je vous en supplie au nom du bon Dieu.
L’AUMÔNIER
J’en décide ainsi. Rejoignez vos compagnes, Sœur Constance. Vous viendrez ici, deux par deux. Sœur Sacristine, ouvrez le livre des Saints Évangiles, et posez-le sur le prie-Dieu.
L’aumônier revêt en hâte ses ornements. Mère Marie remet le livre entre les mains d’une lectrice qui commence à lire à haute voix recto tono, un extrait du Martyrologe.
L’AUMÔNIER
Les plus jeunes d’abord. Sœur Blanche et Sœur Constance je vous prie.
Le contraste entre les deux visages de Blanche et de Constance reste toujours aussi frappant. Elles s’agenouillent côte à côte, et offrent leur vie à Dieu pour le salut du Carmel et de la France. Il faudrait bien qu’on entendît alors quelque chose des rumeurs de la ville, chansons, défilés que sais-je ? mais très assourdis. La voix de Blanche est très distincte efforcée, on doit plus ou moins comprendre qu’elle épuise ses dernières forces. Quand elle regagne sa place, au fond de la pièce, il y a un brouhaha de religieuses qui cherchent, selon la volonté de l’aumônier, à se grouper d’après l’âge. À la faveur de ce brouhaha, on voit Sœur Blanche quitter la chapelle et s’enfuir.
SCÈNE XIV
Les religieuses sont en civil, et quittent le couvent, leur baluchon à la main. Pendant ce temps le sac de la maison continue. Sur ces entrefaites la Prieure revient. On la voit d’abord entre ses religieuses qui se pressent autour d’elle. La Prieure demande spontanément, sans arrière-pensée :
LA PRIEURE
Vous êtes toutes là, mes petites filles ? Je vous retrouve toutes ?
Quelques regards gênés, la Prieure n’insiste pas. On la sent maintenant pressée de se retrouver seule avec Mère Marie de l’Incarnation. Les voilà seules.
LA PRIEURE
Enfin, vous avez décidé de prononcer ce vœu ?
MÈRE MARIE
Je n’espérais pas beaucoup vous revoir, du moins en ce monde… Sinon…
LA PRIEURE
Oh ! je ne vous blâme pas ! J’ai toujours craint seulement que vous ne vous trompiez lorsque la générosité vous inspire d’opposer à l’exaltation du mal l’exaltation du bien, ainsi que deux voix puissantes qui cherchent à se couvrir l’une l’autre. C’est quand le mal fait le plus de bruit que nous devons en faire le moins, tels sont la tradition et l’esprit d’un ordre comme le nôtre, voué à la contemplation. Oui, c’est quand le pouvoir du mal, qui n’est d’ailleurs qu’apparence et illusion, se manifeste avec plus d’éclat que Dieu redevient le petit enfant de la Crèche, comme pour échapper à sa propre justice, aux exigences de sa propre justice, et pour ainsi dire la tromper. Et si tout s’est vraiment passé comme vous venez de me le dire, n’est-ce pas la douce enfance du Seigneur, dans la personne de notre pauvre petite fille Blanche, qui risque de faire les frais de cette manifestation d’héroïsme ?
En croyant assurer notre salut n’avons-nous pas compromis le sien ? Oh ! je ne suis qu’une pauvre religieuse très terre à terre et pourtant j’ai toujours volontiers pensé que si la force est une vertu, il n’y a pas assez de cette vertu pour tout le monde, que les forts sont forts aux dépens des faibles et que là faiblesse sera finalement réconciliée et glorifiée dans l’universelle rédemption…
Le visage de Mère Marie de l’Incarnation est penché vers la terre. Un long silence.
MÈRE MARIE
Dès que la chose sera possible, je solliciterai de Votre Révérence la permission d’aller chercher Mademoiselle de la Force à Paris.
LA PRIEURE
Je ne vous la refuserai pas.
Un silence.
Il m’en coûtera pourtant beaucoup de rester seule en un tel moment.
Mère Marie glisse à genoux devant la Prieure.
MÈRE MARIE
Je demande pardon à Votre Révérence pour la faute que j’ai commise.
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