Mais d’user ce vieux fer, ligne par ligne, c’est le diable…
GONTRAN
Le diable, c’est se donner tant de mal pour ne pas mourir.
LE JEUNE HOMME
Non, mais pour vivre. N’avez-vous pas honte de vous-laisser tous tuer sans rien faire ?
GONTRAN
Et que voulez-vous faire qui compte ? À parler franc, n’y eût-il qu’une chance sur cent d’être tiré de là par les pieds, comme un blaireau de son trou, que je préférerais mille fois la charrette !
LE JEUNE HOMME
Les hommes de votre génération n’aiment pas la vie.
GONTRAN
Nous avons joui d’elle, et elle jouit de vous. Nous l’avons possédée, et c’est elle qui vous possède. Vous y tenez comme à une maîtresse qui ne s’est jamais déshabillée devant vous…
UN AUTRE GEÔLIER
Le ci-devant Marquis de la Force.
Le Marquis se réveille. Il prend une prise et se lève.
SCÈNE III
Le tribunal, entre deux portes de guichet. Interrogatoire du Marquis.
UN DES JUGES
Il y a là un homme qui vient réclamer le ci-devant au nom de sa section.
UN JUGE
Qu’il entre.
Le cocher entre, tenant par la main Blanche terrorisée.
LE COCHER
Citoyens juges, la jeune et intéressante personne qui m’accompagne est la fille du ci-devant. La République vient de la tirer de la main des prêtres qui l’avaient arrachée à son vieux père, pour l’enfouir à jamais dans les geôles du fanatisme et de la superstition… La petite citoyenne vient remercier ses protecteurs et ses libérateurs.
Le tribunal prononce la libération de Blanche et de son père.
SCÈNE IV
Hôtel de la Force. Grand salon. Le Marquis est assis dans son fauteuil. Blanche, à genoux à côté de lui, cache sa tête sur ses genoux. Il la rassure. Le cocher fait le maître de la maison et régale les camarades qui ont accompagné le Marquis et sa fille.
SCÈNE V
Compiègne. Les Carmélites, en civil, sont réunies en face d’officiers municipaux.
UN DES OFFICIERS
Citoyennes, nous vous félicitons de votre discipline et de votre civisme. Mais nous vous avertissons que la Nation aura désormais les yeux sur vous.
Pas de vie de Communauté, pas de relations avec les ennemis de la République, ni avec les prêtres réfractaires, suppôts du Pape et des Tyrans. Dans dix minutes, vous viendrez prendre, une à une, au bureau, le certificat qui vous permettra de jouir de nouveau des bienfaits de la liberté, sous la surveillance et la protection des Lois.
Il sort. Les religieuses, qui se tenaient sur deux rangs, se rapprochent les unes des autres. La Prieure et Mère Marie restent seules, hors du groupe. La Prieure fait signe à l’une des religieuses, c’est une vieille religieuse qui dans ses vêtements civils a tout à fait l’air d’une pauvre femme quelconque.
LA PRIEURE
Sœur Gérald, il faut absolument prévenir le prêtre. Nous avions convenu qu’il devait célébrer aujourd’hui la sainte Messe et je vois bien maintenant qu’il y aurait à cela trop de péril pour lui et pour nous.
Mère Gérald sort. Un silence.
LA PRIEURE
Vous ne le croyez pas, Mère Marie ?
MÈRE MARIE
Je me fie à Votre Révérence pour tout ce que je dois désormais croire ou ne pas croire, mais si j’ai eu tort d’agir comme j’ai fait, il n’en reste pas moins que ce qui est fait est fait. Comment accorder l’esprit de notre vœu avec cette prudence ?
LA PRIEURE
Chacune de vous répondra de son vœu devant Dieu, mais c’est moi qui répondrai de vous toutes et je suis assez vieille pour savoir tenir mes comptes en règle.
SCÈNE VI
La scène change. On voit le prêtre revenir avec Mère Gérald. Il s’avance vers la Prieure. Aussitôt près d’elle, il se retourne et bénit les religieuses qui s’agenouillent toutes ensemble.
SCÈNE VII
La scène change encore. L’aumônier est maintenant dans une petite pièce, seul avec la Prieure et Mère Marie de l’Incarnation.
L’AUMÔNIER
Oui, le Marquis de la Force a bien été guillotiné, mes renseignements sont sûrs.
LA PRIEURE
Que faire pour Blanche ?
L’AUMÔNIER
J’aurais voulu la cacher quelque temps à la campagne, afin qu’elle y reprît des forces. Mais la pauvre fille se trouve hors d’état de me seconder dans une telle entreprise. À ce que dit ma nièce, les gardiens de l’hôtel la traitent en servante, et elle est sous leur surveillance jour et nuit. Tôt ou tard elle aura le sort de son père. Nous ne réussirons pas à sauver sa vie mais peut-être la préserverons-nous d’une mort misérable. Il faut la ramener à Compiègne.
MÈRE MARIE
Avec la permission de Sa Révérence, j’irai la chercher et je la ramènerai.
L’AUMÔNIER
Voici un mot pour ma nièce, Rose Duror, l’actrice.
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