C’est une bonne fille en qui nous pouvons avoir confiance, et qui est au courant de tout. Si vous réussissez à conduire Blanche chez elle, le plus difficile sera fait. Je tâcherai de vous y rejoindre.

 

SCÈNE VIII

 

Hôtel de la Force. Dans une chambre au premier, Blanche accroupie près du foyer fait la cuisine. On entend la porte d’en bas s’ouvrir, un pas monter l’escalier, une voix de femme appeler et une main frapper à la porte. Blanche, sur la pointe des pieds, va à la cheminée, y prend une clef, traverse la pièce, et sort par la porte opposée à celle où l’on frappe. Traversant deux ou trois pièces, elle entrebâille une porte qui lui permet de voir qui est là sans être vue. Elle reconnaît Mère Marie de l’Incarnation, elle ouvre la porte toute grande, et Mère Marie sursaute à ce bruit. Elles entrent toutes les deux par la porte où Marie frappait et dans la pièce où Blanche se tenait.

 

BLANCHE

C’est vous…

 

Blanche regarde Mère Marie avec une expression singulière d’affection humble et de méfiance.

 

MÈRE MARIE

Oui, je viens vous chercher. Il est temps.

BLANCHE

Je ne suis pas libre maintenant de vous suivre… Mais dans quelque temps… Peut-être.

MÈRE MARIE

Non pas dans quelque temps, mais tout de suite. Dans quelques jours il sera trop tard.

BLANCHE

Trop tard pour quoi ?

 

Mère Marie frissonne. On comprend que ce début de conversation la déçoit et la déconcerte.
 

MÈRE MARIE

Pour votre salut.

BLANCHE

Mon salut…

 

Silence.

 

Allez-vous dire que je serai en sûreté là-bas ?

MÈRE MARIE

Vous y courrez moins de risques qu’ici, Blanche…

BLANCHE

Je ne puis vous croire. En des temps pareils, est-il une autre sécurité que la mienne ? Où je me trouve, qui penserait à me chercher ? La mort ne frappe qu’en haut… Mais je me sens si fatiguée, Mère Marie !

 

Elle grelotte.

 

Voilà mon ragoût qui brûle ! C’est votre faute !

 

Elle est à genoux devant le feu, soulève le couvercle de la casserole.

 

Mon Dieu ! Mon Dieu ! que vais-je devenir ?

 

Mère Marie s’est agenouillée aussi, elle se hâte de transvaser le ragoût dans une autre casserole. Puis elle couvre le feu de cendres, et remet la casserole dessus après l’avoir sentie.

 

MÈRE MARIE

Ne vous tourmentez pas Blanche, voilà le mal réparé.

 

Blanche sanglote.

 

Pourquoi pleurez-vous ?

BLANCHE

Je pleure de vous voir si bonne. Mais j’ai honte aussi de pleurer. Je voudrais qu’on me laissât en paix, que personne ne pensât plus à moi…

 

Avec une soudaine violence :

 

Qu’est-ce qu’on me reproche ? Qu’est-ce que je fais de mal ? Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu. Je suis née dans la peur, j’y ai vécu, j’y vis encore, tout le monde méprise la peur, il est donc juste que je vive aussi dans le mépris. Voilà longtemps que je le pense. Le seul être qui aurait pu m’empêcher de le dire, c’était mon père. Il est mort. Ils l’ont guillotiné voilà peu de jours.

 

Elle se tord les mains.

 

Dans sa propre maison, moi si indigne de lui et de son nom, quel autre rôle ai-je à tenir que celui de misérable servante ? Hier même, ils m’ont frappée…

 

Avec une espèce de défi :

 

Oui, ils m’ont frappée.

 

Un silence.

 

MÈRE MARIE

Le malheur, ma fille, n’est pas d’être méprisée, mais seulement de se mépriser soi-même.

 

Nouveau silence. Puis d’une voix ferme, mais très simple, très unie.

 

Sœur Blanche de l’Agonie du Christ ?

 

A l’appel de Mère Marie, Blanche se lève comme malgré elle, et se tient debout, les yeux secs.

 

BLANCHE

Ma Mère ?

MÈRE MARIE

Je vais vous donner une adresse. Retenez-la bien. Mlle Rose Ducor, 2, rue Saint-Denis. Cette personne est prévenue. Vous serez chez elle en sûreté. Rose Ducor…, 2, rue saint-Denis.

 

Une pause.

 

Je vous attendrai là jusqu’à demain soir.

 

BLANCHE

Je n’irai pas. Je ne peux pas y aller.

MÈRE MARIE

Vous irez. Je sais que vous irez, ma Sœur.

 

A ce moment on entend la gardienne appeler Blanche pour les commissions.