C’en est une assurément d’affronter les mousquets. C’en est une autre de sacrifier les avantages d’une position enviable pour aller vivre parmi des compagnes et sous l’autorité de supérieurs d’une naissance et d’une éducation souvent bien inférieures à la vôtre.
Elle s’arrête, un peu gênée. Le vieux Marquis l’écoute en silence, tête basse. Puis il dit avec effort, mais du ton d’un homme qui en parlant accomplit un devoir :
LE MARQUIS
Ma fille, il y a dans votre résolution plus d’orgueil que vous ne pensez. Je ne passe certes pas pour dévot, mais j’ai toujours cru que les gens de notre état devaient en agir honnêtement avec Dieu. On ne quitte pas le monde par dépit, comme un novice qui se fait tuer à sa première affaire un peu chaude, par crainte de manquer de cœur, privant inutilement ainsi de ses services son Roi et son Pays.
On la voit chanceler sous le coup, mais elle ne se rend pas.
BLANCHE
Je ne méprise pas le monde, il est à peine vrai de dire que je le crains, le monde est seulement pour moi comme un élément où je ne saurais vivre. Oui, mon père, c’est physiquement que je n’en puis supporter le bruit, l’agitation ; les meilleures compagnies m’y rebutent, il n’est pas jusqu’au mouvement de la rue qui ne m’étourdisse, et lorsque je m’éveille la nuit, j’épie malgré moi, à travers l’épaisseur de nos rideaux et de nos courtines, la rumeur de cette grande ville infatigable, qui ne s’assoupit qu’au petit jour. Qu’on épargne cette épreuve à mes nerfs, et on verra ce dont je suis capable. Quoi ! reprocherez-vous à un jeune officier de renoncer à servir sur les bâtiments du Roi s’il ne supporte pas la mer ?
LE MARQUIS
Mon enfant chérie, il n’appartient qu’à votre conscience de décider si l’épreuve est au-dessus de vos forces ou non…
BLANCHE
Oh ! mon père, cessons ce jeu, par pitié. Oh ! par pitié, laissez-moi croire qu’il est un remède à cette horrible faiblesse qui fait le malheur de ma vie ! Hélas ! il faut que Monsieur de Damas soit bien aveugle en ce qui me concerne pour m’avoir trouvé tout à l’heure bonne contenance. Dieu ! Je me soutenais à peine sur les coussins, j’étais glacée jusqu’au cœur, je le suis encore, touchez mes pauvres mains… Oh ! mon père, mon père ! Si je n’espérais pas que le Ciel a quelque dessein sur moi, je mourrais ici de honte à vos pieds. Il est possible que vous ayez raison, que l’épreuve n’ait pas été poussée jusqu’au bout. Mais Dieu ne m’en voudra pas. Je lui sacrifie tout, j’abandonne tout, je renonce à tout pour qu’il me rende l’honneur.
Deuxième tableau
SCÈNE I
Quelques semaines après.
Le parloir, au Carmel de Compiègne. La Prieure et Blanche se parlent de part et d’autre de la double grille qu’obstrue un voile noir. Mme de Croissy, la Prieure, est une vieille femme, visiblement malade. Elle essaie maladroitement de rapprocher son fauteuil de la grille. Elle y parvient avec peine, et dit, un peu essoufflée, en souriant :
LA PRIEURE
N’allez pas croire que ce fauteuil soit un privilège de ma charge, comme le tabouret des duchesses ! Hélas ! par charité pour mes chères filles qui en prennent si grand soin, je voudrais m’y sentir à mon aise. Mais il n’est pas facile de retrouver d’anciennes habitudes depuis trop longtemps perdues, et je vois bien que ce qui devrait être un agrément ne sera jamais plus pour moi qu’une humiliante nécessité.
BLANCHE
Il doit être doux, ma Mère, de se sentir si avancée dans la voie du détachement qu’on ne saurait plus retourner en arrière.
LA PRIEURE
Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout. Mais à quoi bon, pour une religieuse, être détachée de tout, si elle n’est pas détachée de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ?
Un silence.
Je vois que les sévérités de notre Règle ne vous effraient pas ?
BLANCHE
Elles m’attirent.
LA PRIEURE
Oui, oui, vous êtes une âme généreuse.
Silence.
Retenez pourtant que les obligations les plus légères en apparence sont bien souvent, dans la pratique, les plus pénibles. On franchit une montagne et on bute sur un caillou.
BLANCHE (vivement)
Oh ! ma Mère, il y a autre chose à craindre que ces petits sacrifices…
Elle s’arrête, interdite.
LA PRIEURE
Oui-da ? Et quels sont ces beaux sujets de crainte ?
BLANCHE
(d’une voix de moins en moins assurée)
Ma Révérende Mère, je ne saurais… il me serait difficile… ainsi… sur-le-champ… Mais, avec votre permission, je réfléchirai là-dessus et je vous répondrai plus tard…
LA PRIEURE
A votre aise… Me répondrez-vous dès maintenant si je vous demande quelle idée vous vous faites de la première obligation d’une Carmélite ?
BLANCHE
C’est de vaincre la nature.
LA PRIEURE
Fort bien. Vaincre et non pas forcer, la distinction est de conséquence. À vouloir forcer la nature, on ne réussit qu’à manquer de naturel, et ce que Dieu demande à ses filles, ce n’est pas de donner chaque jour la comédie à Sa Majesté, mais de le servir. Une bonne servante est toujours où elle doit être et ne se fait jamais remarquer.
BLANCHE
Je ne demande qu’à passer inaperçue…
LA PRIEURE
(souriante, avec une pointe d’ironie)
Hélas, cela ne s’obtient qu’à la longue, et de le désirer trop vivement ne facilite pas la chose… Vous êtes d’une grande naissance, ma fille, et nous ne vous demandons pas de l’oublier. Pour en avoir renoncé les avantages, vous ne sauriez échapper à toutes les obligations qu’une telle naissance impose, et elles vous paraîtront, ici, plus lourdes qu’ailleurs.
Geste de Blanche.
Oh ! oui, vous brûlez de prendre la dernière place. Méfiez-vous encore de cela, mon enfant… À vouloir trop descendre, on risque de passer la mesure. Or, en humilité comme en tout, la démesure engendre l’orgueil, et cet orgueil-là est mille fois plus subtil et plus dangereux que celui du monde, qui n’est le plus souvent qu’une vaine gloriole…
Un silence.
Qui vous pousse au Carmel ?
BLANCHE
Votre Révérence m’ordonne-t-elle de parler tout à fait franchement ?
LA PRIEURE
Oui.
BLANCHE
Hé bien, l’attrait d’une vie héroïque.
LA PRIEURE
L’attrait d’une vie héroïque, ou celui d’une certaine manière de vivre qui vous paraît – bien à tort – devoir rendre l’héroïsme plus facile, le mettre pour ainsi dire à la portée de la main ?…
BLANCHE
Ma Révérende Mère, pardonnez-moi, je n’ai jamais fait de tels calculs.
LA PRIEURE
Les plus dangereux de nos calculs sont ceux que nous appelons des illusions…
BLANCHE
Je puis avoir des illusions. Je ne demanderais pas mieux qu’on m’en dépouille.
LA PRIEURE
Qu’on vous en dépouille… (Elle appuie sur les trois mots.) II faudra vous charger seule de ce soin, ma fille. Chacune ici a déjà trop à faire de ses propres illusions. N’allez pas vous imaginer que le premier devoir de notre état soit de nous venir en aide les unes aux autres, afin de nous rendre plus agréables au divin Maître, comme ces jeunes personnes qui échangent leur poudre et leur rouge avant de paraître pour le bal.
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