Notre affaire est de prier, comme l’affaire d’une lampe est d’éclairer. Il ne viendrait à l’esprit de personne d’allumer une lampe pour en éclairer une autre. « Chacun pour soi », telle est la loi du monde, et la nôtre lui ressemble un peu : « Chacun pour Dieu ! » Pauvre petite ! Vous avez rêvé de cette maison comme un enfant craintif, que viennent de mettre au lit les servantes, rêve dans sa chambre obscure à la salle commune, à sa lumière, à sa chaleur. Vous ne savez rien de la solitude où une véritable religieuse est exposée à vivre et à mourir. Car on compte un certain nombre de vraies religieuses, mais bien davantage de médiocres et d’insipides. Allez, allez ! ici comme ailleurs le mal reste le mal, et pour être faite d’innocents laitages, une crème corrompue ne doit pas moins soulever le cœur qu’une viande avancée… Oh ! mon enfant, il n’est pas selon l’esprit du Carmel de s’attendrir, mais je suis vieille et malade, me voilà très près de ma fin, je puis bien m’attendrir sur vous… De grandes épreuves vous attendent, ma fille…

BLANCHE

Qu’importe, si Dieu me donne la force.

 

Silence.

 

LA PRIEURE

Ce qu’il veut éprouver en vous, n’est pas votre force, mais votre faiblesse…

 

Silence.

 

Les scandales que donne le monde ont ceci de bon qu’ils révoltent les âmes comme la vôtre. Ceux que vous trouverez ici vous décevront. À tout prendre, ma fille, l’état d’une religieuse médiocre me paraît plus déplorable que celui d’un brigand. Le brigand peut se convertir, et ce sera pour lui comme une seconde naissance. La religieuse médiocre, elle, n’a plus à naître, elle est née, elle a manqué sa naissance, et sauf un miracle, elle restera toujours un avorton.

BLANCHE

Oh ! ma Mère, je ne voudrais voir ici que le bien…

LA PRIEURE

Qui s’aveugle volontairement sur le prochain, sous prétexte de charité, ne fait souvent rien autre chose que de briser le miroir afín de ne pas se voir dedans. Car l’infirmité de notre nature veut que ce soit d’abord en autrui que nous découvrions nos propres misères. Prenez garde de vous laisser gagner par je ne sais quelle bienveillance niaise qui amollit le cœur et fausse l’esprit.

 

Silence.

Ma fille, les bonnes gens se demandent à quoi nous servons, et après tout ils sont bien excusables de se le demander. Nous croyons leur apporter, grâce à nos austérités, la preuve qu’on peut parfaitement se passer de bien des choses qu’ils jugent indispensables. Mais pour que l’exemple fût efficace, il faudrait encore, après tout, qu’ils fussent sûrs que ces choses nous étaient aussi indispensables qu’à eux-mêmes… Non, ma fille, nous ne sommes pas une entreprise de mortification ou des conservatoires de vertus, nous sommes des maisons de prière, la prière seule justifie notre existence, qui ne croit pas à la prière ne peut nous tenir que pour des imposteurs ou des parasites. Si nous le disions plus franchement aux impies, nous nous ferions mieux comprendre. Ne sont-ils pas forcés de reconnaître que la croyance en Dieu est un fait universel ? N’est-ce pas une contradiction bien étrange que les hommes puissent tous ensemble croire en Dieu, et le prier si peu et si mal ? Ils ne lui font guère que l’honneur de le craindre. Si la croyance en Dieu est universelle, ne faut-il pas qu’il en soit autant de la prière ? Hé bien, ma fille, Dieu a voulu qu’il en soit ainsi, non pas en faisant d’elle, aux dépens de notre liberté, un besoin aussi impérieux que la faim ou la soif, mais en permettant que nous puissions prier les uns à la place des autres. Ainsi chaque prière, fût-ce celle d’un petit pâtre qui garde ses bêtes, c’est la prière du genre humain.

 

Court silence.

 

Ce que le petit pâtre fait de temps en temps, et par un mouvement de son cœur, nous devons le faire jour et nuit. Non point que nous espérions prier mieux que lui, au contraire. Cette simplicité de l’âme, ce tendre abandon à la Majesté divine qui est chez lui une inspiration du moment, une grâce, et comme l’illumination du génie, nous consacrons notre vie à l’acquérir, ou à le retrouver si nous l’avons connu, car c’est un don de l’enfance qui le plus souvent ne survit pas à l’enfance… Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore. Suis-je redevenue enfant ?…

 

Blanche pleure.

 

Vous pleurez ?

BLANCHE

Je pleure moins de peine que de joie. Vos paroles sont dures, mais je sens que de plus dures encore ne sauraient briser l’élan qui me porte vers vous.

LA PRIEURE

Il faudrait le modérer sans le briser. Croyez-moi, c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs.

BLANCHE

Je n’ai pas d’autre refuge, en effet.

LA PRIEURE

Notre Règle n’est pas un refuge. Ce n’est pas la Règle qui nous garde, ma fille, c’est nous qui gardons la Règle.

 

Long silence.

 

Dites-moi encore : avez-vous, par extraordinaire, déjà choisi votre nom de Carmélite, au cas où nous vous admettrions à la probation ? Mais, sans doute, n’y avez-vous jamais pensé ?

BLANCHE

Si fait, ma Mère. Je voudrais m’appeler Sœur Blanche de l’Agonie du Christ.

 

La Prieure sursaute imperceptiblement. Elle paraît hésiter un moment, ses lèvres remuent, puis son visage exprime tout à coup la fermeté tranquille d’une personne qui a pris sa décision.

 

LA PRIEURE

Allez en paix, ma fille.

 

SCÈNE II

 

Devant la porte de clôture, à l’intérieur du Carmel, quelque temps après. Blanche attend en silence, avec l’aumônier. On va la recevoir comme postulante. La porte s’ouvre, laissant voir toute la Communauté réunie, chaque religieuse couverte du voile noir qui tombe du sommet de la tête jusqu’à mi-corps, et qu’elles relèvent dès que la porte se referme. La Prieure et Mère Marie de l’Incarnation, sous-Prieure, prennent la postulante par la main et, suivies de la Communauté qui chante un cantique, la conduisent au pied d’une statuette représentant le Petit Roi de Gloire : l’enfant Jésus avec le manteau royal, le sceptre et la couronne.

 

SCÈNE III

 

Le couloir central du Carmel, au premier étage.