Les cellules donnent toutes sur ce couloir faiblement éclairé. Cloche du couvre-feu. La Prieure pousse la porte entrouverte de la cellule de Blanche.

LA PRIEURE

La règle est de fermer sa porte, mon enfant…

BLANCHE

Je… Je… J’aurais cru… (Avec un rien de faux enjouement dans la voix :) C’est que je n’y voyais pas du tout, ma Mère.

LA PRIEURE

Qu’avez-vous besoin d’y voir pour dormir ?

BLANCHE

Je… Je… Je n’ai pas envie de dormir.

LA PRIEURE

Les nuits au Carmel sont courtes, et une bonne religieuse, ainsi qu’un bon soldat, doit pouvoir dormir à volonté. Lorsqu’on est jeune et bien portante comme vous, l’habitude s’acquiert avec le temps.

BLANCHE

Je vous demande pardon, ma Mère…

LA PRIEURE

Oublions cet enfantillage…

 

La Prieure s’en va en refermant la porte. Blanche tâtonne un moment puis finit par entrouvrir la porte. La Prieure revient, s’en aperçoit, hésite, puis passe son chemin sans refermer.

 

SCÈNE IV

 

À l’infirmerie. Marie de l’Incarnation et le médecin au chevet de la Prieure.

 

LE MÉDECIN

J’ai grand-peur que nous ne puissions plus rien… Vous avez trop exigé de vous, ma Mère, et je ne suis pas le bon Dieu…

 

Regard de la Prieure, qui détourne aussitôt les yeux et dit d’un ton de reproche, et avec une vivacité un peu puérile, où transparaît une crainte qu’elle ne peut tout à fait celer :

 

LA PRIEURE

Vraiment ? Êtes-vous sûr ? J’aurais cru pourtant… Hier j’ai pris mon potage, non seulement sans répugnance, mais presque avec plaisir, n’est-ce pas, Mère Marie de l’Incarnation ?

MÈRE MARIE

Votre Révérence dit vrai…

LA PRIEURE

À parler franc, je me sens même beaucoup mieux qu’à ma dernière crise. Les premières chaleurs m’ont toujours fait grand mal, c’est une bizarrerie de mon tempérament que connaissait bien votre prédécesseur, le pauvre feu M. Lannelongue. Il faut que cet orage crève, et vous me verrez déjà bien soulagée…

 

Le médecin échange un regard avec Mère Marie de l’Incarnation.

 

LE MÉDECIN

Je voulais dire seulement qu’il serait bon d’interrompre les médecines et de laisser faire la nature, sans remuer davantage les humeurs… Quieta non movere.

MÈRE MARIE

Dieu veuille vous garder à nous, ma Mère !…

 

La Prieure tient les yeux fixés vers le sol. L’expression de son visage est dure, elle dit enfin, comme à elle-même :

 

LA PRIEURE

Je m’en remets à Lui pour guérir ou mourir, selon Sa Volonté.

Le médecin sort avec Marie de l’Incarnation.

 

SCÈNE V

 

Couloir, devant l’infirmerie.

 

LE MÉDECIN

Je regrette d’avoir pensé tout haut devant la Révérende Prieure…

MÈRE MARIE

Ne regrettez rien. Si vous aviez une plus vieille expérience de maisons comme celle-ci, vous sauriez qu’il n’y a que deux sortes de religieuses pour mourir tout à fait paisiblement : les très saintes et les médiocres.

LE MÉDECIN

J’aurais cru pourtant que la Foi…

MÈRE MARIE

Ce n’est pas la Foi qui rassure, mais l’Amour. Et lorsque l’Époux lui-même s’approche de nous pour nous sacrifier, comme Abraham son fils Isaac, il faut être bien parfaite ou bien sotte pour ne pas sentir de trouble.

LE MÉDECIN

Pardonnez-moi… Je pensais que dans une Maison de Paix…

MÈRE MARIE

Notre Maison n’est pas une Maison de Paix, Monsieur. C’est une Maison de prière. Les personnes consacrées à Dieu ne se réunissent pas entre elles pour jouir de la paix, elles tâchent de la mériter pour les autres… On n’a pas le temps de jouir de ce qu’on donne…

 

SCÈNE VI

 

Le tour, à l’intérieur du couvent, près de la clôture. Blanche et une très jeune sœur, Constance de Saint-Denis, prennent les provisions et les objets usuels que la sœur tourière leur passe.

 

CONSTANCE

Encore ces maudites fèves !

On dit que les accapareurs retiennent la farine, et que Paris va manquer de pain…

CONSTANCE

Tiens ! voilà notre gros fer à repasser que nous réclamons depuis si longtemps ! Regardez comme la poignée en est bien regarnie… Nous n’entendrons plus Sœur Jeanne de la Divine Enfance crier en soufflant sur ses doigts : « C’est-y possible de repasser avec un fer pareil ! » C’est-y ! C’est-y ! Je me mords chaque fois la langue pour ne pas rire, mais je suis si contente ! Ce « C’est-y » me rappelle la campagne, et nos bons villageois de Tilly… Oh ! Sœur Blanche, six semaines avant mon entrée en religion, on a fêté là-bas le mariage de mon frère, tous les paysans étaient rassemblés, vingt filles lui ont présenté un bouquet au son des tambours et des violons, et au bruit d’une décharge générale de mousqueterie. II y eut grand-messe, dîner au château, et danse toute la journée. J’ai dansé cinq contredanses de tout mon cœur, je vous assure. Ces pauvres gens m’aimaient tous à la folie, parce que j’étais gaie et que je sautais aussi bien qu’eux…

BLANCHE

Vous n’avez pas honte de parler ainsi lorsque notre Révérende Mère…

CONSTANCE

Oh ! ma Sœur, pour sauver la vie de notre Mère, je donnerais volontiers ma pauvre petite vie de rien du tout, oui, ma foi oui, je la donnerais… Mais quoi, à cinquante-neuf ans n’est-il pas grand temps de mourir ?

BLANCHE

Vous n’avez jamais craint la mort ?

CONSTANCE

Je ne crois pas… Si, peut-être… il y a très longtemps, lorsque je ne savais pas ce que c’était.

BLANCHE

Et après…

CONSTANCE

Mon Dieu, Sœur Blanche, la vie m’a tout de suite paru si amusante ! Je me disais que la mort devait l’être aussi…

BLANCHE

Et maintenant ?

CONSTANCE

Oh ! maintenant, je ne sais plus ce que je pense de la mort, mais la vie me paraît toujours aussi amusante. J’essaie de faire le mieux possible ce qu’on me commande, mais ce qu’on me commande m’amuse… Après tout, dois-je être blâmée parce que le service du bon Dieu m’amuse ?… On peut faire très sérieusement ce qui vous amuse, les enfants nous le prouvent tous les jours… Exactement comme on peut faire avec bonne humeur ce qui vous ennuie…

BLANCHE (voix dure)

Ne craignez-vous point que Dieu se lasse de tant de bonne humeur, et ne vienne un jour vous dire, comme à sainte Angèle de Foligno : « Ce n’est pas pour rire, moi, que je t’ai aimée ? »

 

Sœur Constance la regarde interdite, son visage enfantin crispé par une grimace douloureuse. Elle dit enfin :

 

CONSTANCE

Pardonnez-moi, Sœur Blanche. Je ne peux m’empêcher de croire que vous venez, exprès, de me faire du mal.

 

Silence.

 

BLANCHE

Hé bien, vous ne vous trompez pas… C’est que je vous enviais…

CONSTANCE

Vous m’enviez ! Ah ! par exemple, voilà bien la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais entendue ! Vous m’enviez, alors que je mériterais d’être fouettée pour avoir parlé si légèrement de la mort de notre Révérende Mère… La mort d’une Mère Prieure est une chose très sérieuse… Je n’ai pas l’habitude de voir mourir des gens sérieux. Mon oncle, le duc de Lorge, est mort à quatre-vingts ans. Ce n’était tout de même pas une mort sérieuse, c’était une belle cérémonie, voilà tout. Mes deux frères aînés sont morts à la guerre, mon cousin germain de Loynes en daguant un cerf, dans notre forêt de Dampierre, et cet autre cousin Jaucourt, qu’on appelait Clair-de-Lune, s’est noyé dans le Mississippi, lors de l’insurrection américaine… Tous ces gens-là sont morts en jouant, pour ainsi dire. Il en a toujours été plus ou moins ainsi des gens de qualité. Ce n’est pas de nos titres et de nos parchemins mangés par les rats que nous tenons la position que nous avons dans le monde, mais d’hommes pour qui la mort n’était qu’un jeu comme un autre… Oh ! Sœur Blanche, puisque j’ai si étourdiment parlé tout à l’heure, ayez la bonté de m’aider à réparer ma faute. Mettons-nous à genoux et offrons nos deux pauvres petites vies pour celle de Sa Révérence.

BLANCHE

C’est un enfantillage…

CONSTANCE

Oh ! pas du tout, Sœur Blanche, je crois vraiment que c’est une inspiration de l’âme.

BLANCHE

Vous vous moquez de moi…

CONSTANCE

L’idée m’est venue tout à coup, je ne pense pas qu’il y ait là aucun mal. J’ai toujours souhaité mourir jeune, c’est un trop grand malheur de devoir donner au bon Dieu une vie à laquelle on ne tient plus, ou à laquelle on ne tient plus que par habitude, une habitude devenue féroce.

BLANCHE

Qu’ai-je à faire dans cette comédie ?

CONSTANCE

Hé bien… Hé bien, la première fois que je vous ai vue, j’ai compris que j’étais exaucée.

BLANCHE (violemment)

Exaucée de quoi ?

CONSTANCE

De… Mais c’est que vous m’embarrassez maintenant, Sœur Blanche… vous me regardez d’une manière si étrange…

 

Blanche s’avance vers elle.

 

BLANCHE

Posez ce fer ridicule, et répondez-moi, je vous prie.

 

Constance pose docilement le fer sur la table, son joli visage se contracte douloureusement, mais n’en garde pas moins une espèce de sérénité enfantine.

 

CONSTANCE

Hé bien… J’ai compris que Dieu me ferait la grâce de ne pas me laisser vieillir, et que nous mourrions ensemble, le même jour – où et comment, par exemple, ça je l’ignorais, et dans ce moment je l’ignore toujours… C’est ce qu’on appelle un pressentiment, rien davantage… Il faut que je vous voie maintenant si fâchée contre moi pour attacher de l’importance à… à…

BLANCHE

À une idée folle et stupide ! N’avez-vous pas honte de croire que votre vie puisse racheter la vie de qui que ce soit ?… Vous êtes orgueilleuse comme un démon… Vous… Vous… Je vous défends…

 

Elle s’arrête. L’expression d’étonnement douloureux du visage de Constance s’efface peu à peu comme si elle commençait à comprendre, sans savoir d’ailleurs très bien quoi… Elle soutient le regard égaré de Blanche qui finit par se détourner du sien, et elle dit, d’une voix douce et triste, avec une espèce de dignité poignante :
 

CONSTANCE

J’étais bien loin de vouloir vous offenser…

 

SCÈNE VII

 

Cellule de l’infirmerie. Marie de l’Incarnation au chevet de la Prieure.

 

MÈRE MARIE

Depuis des jours, elle remplace notre sacristine.