Elle sera ici dans un moment.

 

La Prieure est dans son lit. Pendant toute la scène, ses manières, son attitude contrasteront avec l’expression angoissée et presque égarée de son visage.

 

LA PRIEURE

Ayez la bonté de relever ce coussin… Ne pensez-vous pas que Monsieur Javelinot permettra qu’on m’installe dans le fauteuil ? C’est une grande peine pour moi de me montrer à mes filles ainsi étendue comme une noyée qu’on vient de tirer de l’eau, alors que j’ai si bien gardé toute ma tête… Oh ! ce n’est pas que je veuille tromper personne ! Mais quand fait si misérablement défaut le courage, il faudrait être au moins capable de composer son maintien, pour ne pas manquer aux égards que nous devons à ceux qui veulent bien nous faire la charité de nous juger sur la mine.

MÈRE MARIE

J’avais cru comprendre, ma Mère, que vos angoisses s’étaient bien apaisées cette nuit…

LA PRIEURE

Ce n’était qu’un assoupissement de l’âme. Dieu en soit pourtant remercié ! Je ne me voyais plus mourir. « Se voir mourir » passe pour n’être qu’un dicton de bonnes gens… Hé bien, ma Mère, il est vrai que je me vois mourir. Rien ne me distrait de cette vue. Certes, je me sens touchée de vos soins, j’y voudrais répondre, mais ils ne m’apportent aucune aide, vous n’êtes pour moi que des ombres, à peine distinctes des images et des souvenirs du passé. Je suis seule, ma Mère, absolument seule, sans aucune consolation. Mon esprit reste parfaitement capable de former des idées rassurantes, mais ce sont aussi des fantômes d’idées. Elles ne sont pas plus susceptibles de me réconforter que ne pourrait rassasier l’ombre d’un gigot sur le mur.

 

Silence.

 

Parlez-moi franchement ! N’étaient ces malheureuses jambes insensibles et inertes, je me croirais à peine en danger… Combien de jours Monsieur Javelinot me donne-t-il encore à vivre ?

 

Mère Marie de l’Incarnation s’agenouille au chevet du lit, et pose doucement son crucifix sur les lèvres de la Prieure.

 

MÈRE MARIE

Votre tempérament est des plus forts qu’il ait vus. Il craint pour vous un passage lent et difficile. Mais Dieu…

LA PRIEURE

Dieu s’est fait lui-même une ombre… Hélas ! J’ai plus de trente ans de profession, douze ans de supériorat. J’ai médité sur la mort chaque heure de ma vie, et cela ne me sert maintenant de rien !…

 

Un long silence.

 

Je trouve que Blanche de la Force tarde beaucoup ?

 

 Silence.

Après la réunion d’hier, s’en tient-elle décidément au nom qu’elle a choisi ?

MÈRE MARIE

Oui. Sauf votre bon plaisir, elle souhaite toujours s’appeler Sœur Blanche de l’Agonie du Christ. Vous m’avez toujours paru fort émue de ce choix ?

LA PRIEURE

C’est qu’il fut d’abord le mien, jadis. Notre Prieure était en ce temps-là Madame Arnoult, elle avait quatre-vingts ans. Elle m’a dit : « Interrogez vos forces. Qui entre à Gethsémani n’en sort plus. Vous sentez-vous le courage de rester jusqu’au bout prisonnière de la Très Sainte Agonie ?… »

 

Long silence.

 

C’est moi qui ai introduit dans cette maison Sœur Blanche de l’Agonie du Christ. Cette affaire me regarde. Mon devoir est d’y mettre ordre, avant de laisser ma charge à d’autres.

 

Silence.

 

De toutes mes filles, aucune ne m’inquiète davantage. J’avais pensé la recommander à votre charité. Mais réflexion faite, et si Dieu le veut, ce sera le dernier acte de mon supériorat.

 

Silence assez court.

 

Mère Marie…

MÈRE MARIE

Ma Révérende Mère ?

LA PRIEURE

C’est au nom de l’obéissance que je vous remets Blanche de la Force. Vous me répondrez d’elle devant Dieu.

MÈRE MARIE

Oui, ma Mère.

LA PRIEURE

Il vous faudra une grande fermeté de jugement et de caractère, mais c’est précisément ce qui lui manque, et que vous avez de surcroît.

 

Silence.

 

Prenez garde qu’il ne vous soit aussi nécessaire, pour remplir votre tâche, de surmonter certains mouvements de la nature (geste de Mère Marie). Oh ! je sais ce que je dis ! Sur une personne telle que Blanche de la Force, et qui est un peu notre parente, l’opinion ne saurait manquer d’être influencée par certaines habitudes de penser selon le siècle, que la vie religieuse a bien pu discipliner, mais non pas tout à fait réduire…

MÈRE MARIE

(hésitation, puis franchement)

II n’est que trop vrai. Vous voyez clair en moi, comme toujours. Alors que notre malheureuse noblesse est partout calomniée, ainsi que la Majesté Royale elle-même, j’ai honte de penser qu’une fille de grande naissance puisse, le cas échéant, manquer de cœur.

LA PRIEURE

Oui. Quand l’orage fondra sur cette maison, il appartiendra sans doute à d’autres d’édifier la Communauté par des vertus plus précieuses que les nôtres, mais c’est pourtant de nous qu’elle est en droit d’attendre au moins l’exemple d’une certaine fermeté. N’importe ! Dès notre première rencontre, en m’avouant le nom qu’elle avait choisi, Blanche de la Force s’est placée pour moi sous le signe de la Très Sainte Agonie. Qu’elle y reste aussi pour vous ! Ah ! ma Mère, dans l’humiliation où je me trouve, il m’est plus facile de comprendre qu’il en est de la règle de l’honneur mondain à l’égard des pauvres filles du Carmel comme de l’ancienne loi pour le Seigneur Jésus-Christ et ses apôtres. Nous ne sommes pas ici pour l’abolir, mais au contraire pour l’accomplir en la dépassant.

 

On frappe à la porte.

 

La voici, priez-la d’entrer.

 

SCÈNE VIII

 

Mère Marie de l’Incarnation va jusqu’à la porte, s’efface pour laisser entrer Blanche, puis sort.