Blanche vient s’agenouiller près du lit.
LA PRIEURE
Relevez-vous, ma fille. J’avais fait le projet de vous entretenir plus longuement, mais la conversation que je viens d’avoir m’a beaucoup fatiguée. Ne me regardez pas ainsi, il n’y a rien là devant vous que de très ordinaire. Au Carmel, mon enfant, la vie et la mort d’une religieuse ne devraient jamais se marquer que par un léger changement à l’horaire des travaux et des offices du jour…
BLANCHE
Oh ! ma Mère, ne m’abandonnez pas !
Silence.
LA PRIEURE
Vous êtes la dernière venue, et pour ce fait la plus chère à mon cœur. Oui, de toutes mes filles, la plus chère, comme l’enfant de la vieillesse, et aussi la plus hasardée, la plus menacée. Pour détourner cette menace, j’aurais bien donné ma pauvre vie, oh ! certes, je l’eusse donnée…
Blanche se jette de nouveau à genoux et sanglote. La Prieure pose la main sur sa tête.
Je ne puis donner maintenant que ma mort, une très pauvre mort…
Silence.
Dieu se glorifie dans ses saints, ses héros et ses martyrs. Il se glorifie aussi dans ses pauvres.
BLANCHE
Je n’ai pas peur de la pauvreté.
LA PRIEURE
Oh ! il y a bien des sortes de pauvreté, jusqu’à la plus misérable, et c’est de celle-là que vous serez rassasiée…
Silence.
Mon enfant, quoi qu’il advienne ne sortez pas de la simplicité. À lire nos bons livres, on pourrait croire que Dieu éprouve les saints comme un forgeron une barre de fer pour en mesurer la force. Il arrive pourtant aussi qu’un tanneur éprouve entre ses paumes une peau de daim pour en apprécier la souplesse. Oh ! ma fille, soyez toujours cette chose douce et maniable dans ses mains ! Les saints ne se raidissaient pas contre les tentations, ils ne se révoltaient pas contre eux-mêmes, la révolte est toujours une chose du diable, et surtout ne vous méprisez jamais ! Il est très difficile de se mépriser sans offenser Dieu en nous. Sur ce point-là aussi nous devons bien nous garder de prendre à la lettre certains propos des saints, le mépris de vous-même vous conduirait tout droit au désespoir, souvenez-vous de ces paroles, bien qu’elles vous paraissent maintenant obscures. Et pour tout résumer d’un mot qui ne se trouve plus jamais sur nos lèvres, bien que nos cœurs ne l’aient pas renié, en quelque conjoncture que ce soit, pensez que votre honneur est à la garde de Dieu. Dieu a pris votre honneur en charge, et il est plus en sûreté dans ses mains que dans les vôtres. Relevez-vous cette fois pour tout de bon. À Dieu, je vous bénis. À Dieu, ma petite enfant…
SCÈNE IX
Blanche sort. Mère Marie de l’Incarnation rentre avec le médecin.
LA PRIEURE
Monsieur Javelinot, je vous prie de me donner une nouvelle dose de ce remède.
M. JAVELINOT
Votre Révérence ne la supporterait pas.
LA PRIEURE
Monsieur Javelinot, vous savez qu’il est d’usage dans nos maisons qu’une Prieure prenne publiquement congé de la Communauté. On a fixé à dix heures, aujourd’hui, cette cérémonie. Sur vos instructions, je pense ?
M. JAVELINOT
Sur mon conseil, tout au plus. Mais s’il faut parler franchement, voilà bien des heures que mon art ne peut plus rien pour Votre Révérence, ne serait-ce que prévoir exactement sa fin.
MÈRE MARIE
La cérémonie dont parle Sa Révérence peut être aisément retardée.
LA PRIEURE
Oui-da ! jusqu’à ce que je ne sois plus bonne à rien, sans doute… Non, non, ma Mère. J’ai confiance que Dieu ne m’abandonnera pas au point de permettre que je quitte mes filles sans avoir demandé pardon d’une mort si différente de celle dont j’aurais dû donner l’exemple. Oui. Dieu me fera cette grâce… Mère Marie, tâchez de convaincre Monsieur Javelinot. Cet elixir ou un autre, n’importe quoi. Oh ! ma Mère, regardez : vais-je dans un instant montrer ce visage à mes filles ?
MÈRE MARIE
C’est peut-être celui de notre doux Seigneur à Gethsémani.
LA PRIEURE
Du moins les disciples dormaient, et il ne fut vu que des anges.
MÈRE MARIE
Nous ne méritions pas tant d’honneur d’être ainsi introduites et associées par la vôtre à ce qui, dans la Très Sainte Agonie, fut dérobé au regard des hommes… Oh ! ma Mère, ne vous mettez plus en peine de nous ! Ne vous inquiétez plus désormais que de Dieu.
LA PRIEURE
Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui ! Qu’Il s’inquiète donc d’abord de moi !
MÈRE MARIE (presque durement)
Votre Révérence délire.
La tête de la Prieure retombe lourdement sur l’oreiller. Presque aussitôt, on entend son râle.
MÈRE MARIE
Poussez tout à fait cette fenêtre. Notre Révérende Mère n’est plus responsable des propos qu’elle tient, mais il est préférable qu’ils ne scandalisent personne… À cette heure, le jardin est vide, mais nos Sœurs pourraient très bien l’entendre du lavoir.
À la jeune sœur qui, après avoir fermé la fenêtre, revient toute tremblante :
Allons ! Sœur Anne de la Croix, vous n’allez pas maintenant vous évanouir comme une femmelette. Mettez-vous à genoux, priez. Cela vous vaudra mieux que sels.
Tandis qu’elle parle, la Prieure s’est presque soulevée sur son séant.
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