Certains, cependant, figurent dans Fortunes sous le titre général de « Les Portes battantes ». Les présents poèmes ne sont pas ici publiés dans leur texte original. Ils ont parfois été refaits complètement. Mais l'expérience valait d'être tentée. Certains soirs le poème s'imposait, il s'était construit de lui-même au cours de la journée. D'autres fois, le cerveau vide, c'était un thème inattendu qui guidait la main plutôt que la pensée. Mais il ne s'agissait pas d'écriture automatique. Chaque mot, chaque vers, était contrôlé et l'exigence mécanique se manifestait plutôt dans le rythme, dans une nécessité d'assonance et de formes primitives telle que celle des tercets à rime ou assonance unique.

Le résultat d'une telle entreprise fut une « purge » intellectuelle complète qui m'aurait fait sans doute renoncer définitivement à la poésie si je n'avais eu à l'époque la chance d'être un des plus féconds rédacteurs de slogans et indicatifs publicitaires radiophoniques.

 

Toute substance poétique gratuite, toute inspiration étant pour longtemps consommées, je me livrai avec passion au travail quasi mathématique mais cependant intuitif de l'adaptation des paroles à la musique, de la fabrication des sentences, proverbes et devises publicitaires, travail dont la première exigence était un retour aux règles proprement populaires en matière de rythme. Je ne doute pas qu'un jour les folkloristes ne se penchent sur l'énorme production commerciale des différents postes français de radio pendant la dite période et n'y trouvent prétexte à enseignements sur le mode de vie et la sensibilité française.

 

J'ai ajouté à ces « poèmes forcés » des « couplets » composés avec l'ambition de proposer aux musiciens des textes du genre des « coplas » espagnoles, des « sons » cubains ou des « blues » américains. C'est-à-dire des textes dont ils puissent user avec la plus grande liberté, en coupant, en répétant des phrases, en ajoutant même ce qu'ils voudront y ajouter, ceci en souhaitant qu'ils laissent aux orchestres une liberté identique pour l'exécution de leur musique.

Quelques poèmes, en apparence plus classiques, terminent ce recueil. Ils font partie d'une expérience en cours dont il m'est impossible de prévoir l'évolution et dont je ne saurais parler clairement.

 

Il suffit de dire que je tente de revenir à Nerval, peut-être aussi à Gongora, ou plutôt de repartir de leurs œuvres par des chemins différents de ceux qui ont conduit la poésie à travers des paysages si émouvants jusqu'au domaine contemporain, trop cultivé peut-être.

En définitive, ce n'est pas la poésie qui doit être libre, c'est le poète.

LE PAYSAGE

J'avais rêvé d'aimer. J'aime encor mais l'amour

Ce n'est plus ce bouquet de lilas et de roses

Chargeant de leurs parfums la forêt où repose

Une flamme à l'issue de sentiers sans détours.

J'avais rêvé d'aimer. J'aime encor mais l'amour

Ce n'est plus cet orage où l'éclair superpose

Ses bûchers aux châteaux, déroute, décompose,

Illumine en fuyant l'adieu du carrefour.

C'est le silex en feu sous mon pas dans la nuit,

Le mot qu'aucun lexique au monde n'a traduit,

L'écume sur la mer, dans le ciel ce nuage.

A vieillir tout devient rigide et lumineux,

Des boulevards sans noms et des cordes sans nœuds.

Je me sens me roidir avec le paysage.

(Contrée)

LA VOIX

Une voix, une voix qui vient de si loin

Qu'elle ne fait plus tinter les oreilles,

Une voix, comme un tambour, voilée

Parvient pourtant, distinctement, jusqu'à nous.

Bien qu'elle semble sortir d'un tombeau

Elle ne parle que d'été et de printemps.

Elle emplit le corps de joie,

Elle allume aux lèvres le sourire.

Je l'écoute. Ce n'est qu'une voix humaine

Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,

L'écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.

Et vous ? Ne l'entendez-vous pas ?

Elle dit « La peine sera de courte durée »

Elle dit « La belle saison est proche. »

Ne l'entendez-vous pas ?

(Contrée)

CALIXTO

L'aube à la fin s'enfuit d'une cruche brisée

Quand tu trébuches, Calixto, et ta lanterne

Change et le paysage, avec lui-même, alterne,

Révélant des tessons sur la terre baisée.

Tes baisers, Calixto, dans la vague alizée

Sont roulés et polis et tes yeux dans leur cerne

Sombrent à fond de larme et ton regard en berne

N'atteint plus ton reflet sur la mer apaisée.

Ourse rejoint, c'est l'heure, une tannière obscure

A force de soleil et, courbant l'encolure,

Continue invisible à marcher par les airs.

On entendra pourtant tes râles et tes plaintes

Dans la vie où s'embrouille un fil de labyrinthe :

Écoutez Calixto rugir dans son désert.

.....

Tu viens au labyrinthe, où les ombres s'égarent,

Graver sur les parois la frise d'un passé

Où la vie et le rêve et l'oubli, espacés

Par les nuits, revivront en symboles bizarres.

Je viens au labyrinthe où plus gros qu'une amarre

Se noua le vieux fil avant de se casser.

Ses deux bouts, sur le sol roulent sans se lasser,

Tout se tait mais je sens naître au loin la fanfare.

Tu viens au labyrinthe et, d'un pas sans défaut,

Du seuil au seuil tu vas, tu passes sans assaut,

Ton être se dissout dans sa propre légende.

Je viens au labyrinthe oublier mes cinq sens.

J'ai suivi le courant sans en choisir le sens.

La fanfare s'éteint avant que je l'entende.

.....

 

(Extrait de « Calixto », inédit, 1942)

LE VEILLEUR

DU PONT AU CHANGE

Je suis le veilleur de la rue de Flandre.

Je veille tandis que dort Paris.

Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.

J'entends passer des avions au-dessus de la ville.

Je suis le veilleur du Point-du-Jour.

La Seine se love dans l'ombre, derrière le viaduc d'Auteuil,

Sous vingt-trois ponts à travers Paris.

Vers l'ouest j'entends des explosions.

Je suis le veilleur de la Porte Dorée.

Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.

J'ai entendu des cris dans la direction de Créteil

Et des trains roulent vers l'est avec un sillage de chants de révolte.

Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.

Le vent du sud m'apporte une fumée âcre,

Des rumeurs incertaines et des râles

Qui se dissolvent, quelque part, dans Plaisance ou Vaugirard.

Au sud, au nord, à l'est, à l'ouest,

Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.

Je suis le veilleur du Pont au Change

Veillant au cœur de Paris dans la rumeur grandissante

Où je reconnais les cauchemars paniques de l'ennemi,

Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,

Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d'Hitler.

Je suis le veilleur du Pont au Change

Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,

Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,

Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.

Dans l'air froid tous les fracas de la guerre

Cheminent jusqu'à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

Des cris, des chants, des râles, des fracas, il en vient de partout,

Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,

Des quatre coins de l'horizon à travers les obstacles du globe,

Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,

D'eau salée, de poudre et de bûchers,

De baisers d'une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.

Je suis le veilleur du Pont au Change

Et je vous salue, au seuil du jour promis,

Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers,

Du Point-du-Jour à la Porte Dorée.

Je vous salue vous qui dormez

Après le dur travail clandestin,

Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,

Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,

Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source,

Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,

Je vous salue au seuil du nouveau matin.

Je vous salue sur les bords de la Tamise,

Camarades de toutes nations présents au rendez-vous,

Dans la vieille capitale anglaise,

Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne,

Américains de toutes races et de tous drapeaux,

Au delà des espaces atlantiques,

Du Canada au Mexique, du Brésil à Cuba,

Camarades de Rio, du Tehuantepec, de New-York et San Francisco.

J'ai donné rendez-vous à toute la terre sur le Pont au Change,

Veillant et luttant comme vous. Tout à l'heure,

Prévenu par son pas lourd sur le pavé sonore,

Moi aussi j'ai abattu mon ennemi.

Il est mort dans le ruisseau, l'Allemand d'Hitler anonyme et haï,

La face souillée de boue, la mémoire déjà pourrissante,

Tandis que, déjà, j'écoutais vos voix des quatre saisons,

Amis, amis et frères des nations amies.

J'écoutais vos voix dans le parfum des orangers africains,

Dans les lourds relents de l'océan Pacifique,

Blanches escadres de mains tendues dans l'obscurité,

Hommes d'Alger, Honolulu, Tchoung-King,

Hommes de Fez, de Dakar et d'Ajaccio.

Enivrantes et terribles clameurs, rythmes des poumons et des cœurs,

Du front de Russie flambant dans la neige,

Du lac Ilmen à Kief, du Dniepr au Pripet,

Vous parvenez à moi, nés de millions de poitrines.

Je vous écoute et vous entends, Norvégiens, Danois, Hollandais,

Belges, Tchèques, Polonais, Grecs, Luxembourgeois,

Albanais et Yougoslaves, camarades de lutte,

J'entends vos voix et je vous appelle,

Je vous appelle dans ma langue connue de tous,

Une langue qui n'a qu'un mot :

Liberté !

Et je vous dis que je veille et que j'ai abattu un homme d'Hitler.

Il est mort dans la rue déserte.

Au cœur de la ville impassible j'ai vengé mes frères assassinés

Au fort de Romainville et au Mont Valérien,

Dans les échos fugitifs et renaissants du monde, de la ville et des saisons.

Et d'autres que moi veillent comme moi et tuent,

Comme moi ils guettent les pas sonores dans les rues désertes,

Comme moi ils écoutent les rumeurs et les fracas de la terre.

 

A la porte Dorée, au Point-du-Jour,

Rue de Flandre et Poterne des Peupliers,

A travers toute la France, dans les villes et les champs,

Mes camarades guettent les pas dans la nuit

Et bercent leur solitude aux rumeurs et fracas de la terre.

Car la terre est un camp illuminé de milliers de feux.

A la veille de la bataille on bivouaque par toute la terre

Et peut-être aussi, camarades, écoutez-vous les voix,

Les voix qui viennent d'ici quand la nuit tombe,

Qui déchirent des lèvres avides de baisers

Et qui volent longuement à travers les étendues

Comme des oiseaux migrateurs qu'aveugle la lumière des phares

Et qui se brisent contre les fenêtres du feu.

Que ma voix vous parvienne donc

Chaude et joyeuse et résolue,

Sans crainte et sans remords,

Que ma voix vous parvienne avec celle de mes camarades,

Voix de l'embuscade et de l'avant-garde française.

Écoutez-nous à votre tour, marins, pilotes, soldats.

Nous vous donnons le bonjour,

Nous ne vous parlons pas de nos souffrances mais de notre espoir,

Au seuil du prochain matin nous vous donnons le bonjour,

A vous qui êtes proches et, aussi, à vous

Qui recevrez notre vœu du matin

Au moment où le crépuscule en bottes de paille entrera dans vos maisons.

Et bonjour quand même et bonjour pour demain !

Bonjour de bon cœur et de tout notre sang !

Bonjour, bonjour, le soleil va se lever sur Paris,

Même si les nuages le cachent il sera là,

Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour !

(Paru sous le nom de VALENTIN GUILLOIS. – Europe,

Éditions de Minuit)

MARÉCHAL DUCONO

Maréchal Ducono se page avec méfiance,

Il rêve à la rebiffe et il crie au charron

Car il se sent déjà loquedu et marron

Pour avoir arnaqué le populo de France.

S'il peut en écraser, s'étant rempli la panse,

En tant que maréchal à maousse ration,

Peut-il être à la bonne, ayant dans le croupion

Le pronostic des fumerons perdant patience ?

A la péter les vieux et les mignards calenchent,

Les durs bossent à cran et se brossent le manche :

Maréchal Ducono continue à pioncer.

C'est tarte, je t'écoute, à quatre-vingt-six berges,

De se savoir vomi comme fiotte et faux derge

Mais tant pis pour son fade, il aurait dû clamser.

PETRUS D'AUBERVILLIERS

Parce qu'il est bourré d'aubert et de bectance

L'Auverpin mal lavé, le baveux des pourris

Croit-il encore farcir ses boudins par trop rances

Avec le sang des gars qu'on fusille à Paris ?

Pas vu ? Pas pris ! Mais il est vu, donc il est frit,

Le premier bec de gaz servira de potence,

Sans préventive, sans curieux et sans jury

Au demi-sel qui nous a fait payer la danse.

Si sa cravate est blanche elle sera de corde.

Qu'il ait des roustons noirs ou bien qu'il se les morde,

Il lui faudra fourguer son blaze au grand pégal.

Il en bouffe, il en croque, il nous vend, il nous donne

Et, à la Kleberstrasse, il attend qu'on le sonne.

Mais nous le sonnerons, nous, sans code pénal.

(Ces deux derniers poèmes parurent

dans le no II de « Messages »,

sous la signature CANCALE)

RÉFLEXIONS SUR LA POÉSIE

Il y a une constante poétique. Il y a des changements de mode. Il y a des changements de manies. Il y a aussi des motifs d'inspiration si impérieux que, à tout prix, il faut qu'ils soient exprimés. Ces motifs d'inspiration existent en ce moment et ils doivent s'exprimer en ce moment.

*

Chacun trouve son aliment poétique où il lui plaît. La lecture des Dieux verts de Pierre Devaux m'a plus appris sur un mécanisme possible de l'image poétique que tel ou tel pesant article.

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Villon, Gérard de Nerval, Gongora me paraissent avec le grand Baffo des sujets de réflexions actuelles quant à la technique poétique. Unir le langage populaire, le plus populaire, à une atmosphère inexprimable, à une imagerie aiguë ; annexer des domaines qui, même de nos jours, paraissent incompatibles avec le satané « langage noble » qui renaît sans cesse des langues arrachées du cerbère galeux qui défend l'entrée du domaine poétique, voilà qui me paraît besogne souhaitable sans oublier, je le répète, certains motifs impérieux d'inspiration actuelle...

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Les plus grands noms de notre époque (je parle des poètes) ne sont pas encore assurés d'une place supérieure au troisième rayon de la bibliothèque d'un érudit curieux de l'an 2000. Cela n'a d'ailleurs aucune importance. La grande poésie peut être nécessairement actuelle, de circonstances... elle peut donc être fugitive.

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La poésie peut être ceci ou cela. Elle ne doit pas être forcément ceci ou cela... sauf délirante et lucide.

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Les écoles se suivent et se confondent. Le romantisme englobe maintenant Parnasse, symbolisme, naturalisme. Il y a un romantisme athée, un romantisme catholique. Et, à y regarder de près, le romantisme concilie le XVIIIe siècle philosophique et le Moyen Age métaphysique... concilie à la façon d'un cuisinier qui croirait concilier l'huile et le vinaigre en faisant une salade.

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Il me semble qu'au-delà du surréalisme il y a quelque chose de très mystérieux à réduire, au-delà de l'automatisme il y a le délibéré, au-delà de la poésie il y a le poème, au-delà de la poésie subie il y a la poésie imposée, au-delà de la poésie libre il y a le poète libre.

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Ce mystérieux domaine dont je viens de parler, je le sens derrière Nerval de qui il faudra bien repartir pour se libérer de Mallarmé, de Rimbaud, de Lautréamont. Mais les portes de ce domaine ne s'ouvriront peut-être qu'avec un mot trouvé dans les ballades en jargon de Villon.

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Gongora...