On a fouillé aux deux endroits… et le mot Fortuna, que j’ai vu aussitôt et que je n’avais jamais discerné, donne la raison des fouilles… On a cherché… et on a trouvé peut-être…

– Non, déclara la jeune fille calmement.

– Pourquoi dites-vous non ? Qu’en savez-vous ? »

Elle hésita. Ses yeux rencontrèrent ceux de d’Estreicher. Il savait maintenant, sans aucun doute, qu’il était démasqué, et il commençait à comprendre où la jeune fille voulait en venir. Mais oserait-elle aller jusqu’au bout et engager la lutte ? Et puis quelle était la raison de cette lutte imprévue ?

Il la défia du regard, et il répéta la question de Mme de Chagny :

« Oui, pourquoi dites-vous qu’on n’a rien trouvé ? »

Hardiment, Dorothée releva le défi :

« Parce que les fouilles ont continué. Il y a dans le ravin, sous les murs du château, parmi les pierres qui ont dégringolé de la falaise, une ancienne dalle qui provient certainement de quelque construction démolie. Le mot Fortuna s’y déchiffre également à la base. Qu’on écarte cette dalle, et l’on découvrira une excavation toute fraîche, et des traces de pas qui ont été brouillées avec la main. »

Chapitre III
Extralucide…

 

Ce dernier coup acheva de troubler M. et Mme de Chagny, qui se concertèrent à voix basse, pendant un moment, avec leurs cousins d’Estreicher et Raoul Davernoie.

Saint-Quentin, en entendant évoquer les événements du ravin, de la cachette de l’homme à la blouse, s’était effondré parmi les coussins d’une vaste bergère. Dorothée devenait folle ! Indiquer la piste de l’homme à la blouse, c’était indiquer leur piste à eux, Dorothée et Saint-Quentin. Quelle imprudence !

Elle, cependant, au milieu de l’agitation et de l’inquiétude, demeurait fort paisible. Elle semblait suivre une route bien définie et marcher vers un but clair, alors que les autres, sous sa conduite, trébuchaient et s’effaraient.

« Mademoiselle, reprit la comtesse, vos révélations nous ont singulièrement émus. Elles montrent à quel point vous êtes perspicace et je ne saurais trop vous remercier de nous avoir avertis.

– Vous m’avez accueillie si gentiment, madame, répondit-elle, que je suis heureuse si j’ai pu vous rendre service.

– Un véritable service, reconnut la comtesse, et que je vous demande de compléter.

– Comment ?

– En nous disant ce que vous savez.

– Je ne sais rien de plus.

– Mais vous pouvez peut-être savoir plus ?

– De quelle façon ? »

La comtesse sourit :

« Grâce à ces petits talents de sorcière dont vous parliez tout à l’heure.

– Et auxquels vous ne croyez pas, madame.

– Et auxquels je suis toute prête à croire maintenant. »

Dorothée s’inclina.

« Je veux bien… Mais ce sont là des expériences qui ne réussissent pas toujours.

– Essayons.

– Soit. Essayons. Mais je vous demande l’indulgence. »

Elle prit dans la poche de Saint-Quentin un foulard et le mit en bandeau sur ses yeux.

« Extralucide, à condition d’être aveugle, dit-elle. Moins j’y vois, et plus je vois. »

Et elle ajouta sérieusement :

« Posez-moi des questions, madame. J’y répondrai de mon mieux.

– Tout en restant à l’état de veille ?

– Oui. »

Elle appuya ses deux coudes sur une table et serra son front entre ses deux mains. La comtesse lui demanda aussitôt :

« Qui a creusé ? Qui pratiquait des fouilles sous la fontaine et sous le cadran solaire ? »

Une minute s’écoula. On eut l’impression que la jeune fille se concentrait en elle-même et se détachait de tout ce qui l’environnait. À la fin, elle articula, d’une voix réfléchie qui n’empruntait rien aux accents d’une pythonisse ou d’une somnambule :

« Je n’aperçois rien sur l’esplanade. De ce côté cela doit déjà remonter à plusieurs jours, et tout est recouvert. Mais dans le ravin…

– Dans le ravin ? fit la comtesse.

– La dalle est debout, et un homme creuse à l’aide d’une pelle.

– Un homme ? Lequel ? son signalement ?

– Il a une blouse très longue…

– Mais la figure ?…

– La figure est entourée d’un cache-nez qui passe par-dessus une casquette aux bords rabattus… On ne voit même pas les yeux. Quand il a cessé de travailler, il fait retomber la dalle et il emporte la pelle.

– Pas autre chose ?

– Non. Il n’a rien trouvé.

– Vous en êtes certaine ?

– Absolument certaine.

– Et quel chemin suit-il ?

– Il remonte le ravin… Il arrive devant la grille du château.

– Mais elle est fermée !

– Il en a la clef. Il entre… C’est le matin… Personne n’est encore levé… Il se dirige vers l’orangerie… Il y a là une petite pièce…

– Oui, où le jardinier range ses instruments.

– L’homme s’y débarrasse de la pelle, enlève sa blouse et l’accroche à un clou du mur.

– Mais ce ne peut être le jardinier ! s’écria la comtesse. Le visage ?… vous voyez le visage ?

– Non… non… il reste enveloppé…

– Mais les vêtements ?…

– Les vêtements ?… Je ne me rends pas bien compte… il s’éloigne… il disparaît. »

La jeune fille s’interrompit, comme si toute son attention se fixait sur quelqu’un dont la silhouette s’estompait et se perdait dans l’ombre ainsi qu’un fantôme.

« Je ne le vois plus, dit-elle… je ne vois plus rien. Ah ! si, le perron du château… La porte se referme doucement… Et puis… et puis un escalier… un long corridor à peine éclairé par de petites fenêtres… Cependant je distingue des gravures… des chevaux qui galopent… des chasseurs en habit rouge… Ah ! l’homme… l’homme est là, agenouillé, devant une porte… il trouve la serrure… Il entre…

– Un domestique, sûrement… fit la comtesse d’une voix sourde… Et c’est une chambre du premier étage, puisqu’il y a des gravures dans le couloir. Comment est-elle, cette chambre ?

– Les volets sont clos. L’homme a allumé sa lampe de poche, et il cherche autour de lui… Sur la cheminée un calendrier… C’est aujourd’hui, mercredi… Et une pendule empire à colonnes dorées…

– La pendule de mon boudoir, murmura la comtesse.

– Elle marque cinq heures trois quarts… La lumière de la lampe est aussitôt projetée à l’opposé, sur un meuble d’acajou à deux battants. L’homme ouvre ces deux battants, et démasque un coffre-fort. »

On écoutait Dorothée, dans un silence anxieux. L’émotion contractait les figures. Comment n’eût-on pas ajouté foi à toute cette vision que décrivait la jeune fille, alors qu’elle n’avait jamais pénétré dans le château, jamais franchi le seuil de ce boudoir, et que, néanmoins, elle évoquait les choses même qui eussent dû lui être inconnues ?

Bouleversée, la comtesse articula :

« Le coffre-fort était fermé… j’en suis certaine… j’ai fermé après avoir rangé mes bijoux… j’entends encore le bruit du battant qui claque…

– Fermé, oui.