Halpérine-Kaminsky. Havard, 1889 ; Flammarion, 1897. — « Krotkaia », extrait du Journal d’un écrivain. Trad. Halp.-Kaminsky. Plon, 1886. [Liste arrêtée en 1908.]

I

On s’attend à trouver un dieu ; on touche un homme — malade, pauvre, peinant sans cesse et singulièrement dépourvu de cette pseudo-qualité qu’il reprochait tant au Français : l’éloquence. Pour parler d’un livre aussi nu, je tâcherai d’écarter de moi-même tout autre souci que celui de la probité. S’il en est qui espèrent trouver ici art, littérature ou quelque amusement d’esprit, je leur dis aussitôt qu’ils feront mieux d’abandonner cette lecture.

Le texte de ces lettres est souvent confus, maladroit, incorrect, et nous savons gré à M. Bienstock, résignant tout souci d’élégance factice, de n’avoir point cherché à remédier à cette gaucherie si caractéristique [1].

Oui, le premier abord rebute. Hoffmann, le biographe allemand de Dostoïevski, laisse entendre que le choix des lettres livrées par les éditeurs russes eût pu être mieux fait [2] ; il ne me convainc point que la tonalité en aurait été différente. Tel que voici, le volume est épais, étouffant [3], non point en raison du nombre des lettres, mais de l’énorme informité de chacune d’elles. Peut-être n’avions-nous pas exemple encore de lettres de littérateur si mal écrites, j’entends : avec si peu d’apprêt. Lui, si habile à « parler autrui », lorsqu’il s’agit de parler en son propre nom, s’embarrasse ; il semble que les idées, sous sa plume, ne viennent pas successives mais simultanées, ou que, pareilles à ces « fardeaux branchus » dont parlait Renan, il ne les puisse tirer au jour qu’en s’écorchant et en accrochant tout au passage ; de là, ce foisonnement confus, qui, maîtrisé, servira dans la composition de ses romans, à leur complexité puissante. Lui, si dur, si âpre au travail, qui corrige, détruit, reprend inlassablement chacun de ses récits, page après page, jusqu’à faire rendre à chacun d’eux l’âme profonde qu’il contient — écrit ici tout comme il peut ; sans rien biffer sans doute, mais se reprenant constamment ; le plus vite possible, c’est-à-dire interminablement. Et rien ne laisse mesurer mieux la distance de l’œuvre à l’ouvrier qui la produit. Inspiration ! ô flatteuse invention romantique ! Muses faciles ! où êtes-vous ? — « Une longue patience » ; si jamais l’humble mot de Buffon fut à sa place, c’est ici.

« Quelle théorie est donc la tienne, mon ami, — écrit-il à son frère, presque au début de sa carrière, — qu’un tableau doit être peint en une fois ? — Quand as-tu été persuadé de cela ? Crois-moi, il faut partout du travail et un travail énorme. Crois-moi qu’une pièce de vers de Pouchkine, légère et élégante, de quelques lignes, paraît justement écrite en une fois parce qu’elle a été longtemps arrangée et reprise par Pouchkine… Rien de ce qui a été écrit de chic n’est mûr. On ne trouve pas de ratures dans les manuscrits de Shakespeare, dit-on. C’est pour cela qu’on y trouve tant de difformités et de manque de goût ; s’il eût travaillé, c’eût été encore mieux… »

Voilà le ton de la correspondance entière. Le meilleur de son temps, de son humeur, Dostoïevski le donne au travail. Aucune de ses lettres n’est écrite par plaisir. Constamment il revient sur son « dégoût terrible, invincible, inimaginable, d’écrire des lettres ». — « Les lettres, dit-il, sont des choses stupides ; on ne peut pas du tout s’y épancher. » Et mieux : « Je vous écris tout et je vois que du principal de ma vie morale, spirituelle, je ne vous ai rien dit ; je ne vous en ai même pas donné une idée. Ce sera ainsi tant que nous resterons en correspondance. Je ne sais pas écrire les lettres ; je ne sais pas écrire de moi, m’écrire avec mesure. » Il déclare par ailleurs : « On ne peut jamais rien écrire dans une lettre. Voilà pourquoi je n’ai jamais pu souffrir Mme de Sévigné : elle écrivait ses lettres trop bien. » Ou encore, humoristiquement : « Si je vais en enfer, je serai certainement condamné pour mes péchés à écrire une dizaine de lettres par jour » — et c’est bien, je crois, l’unique plaisanterie qu’on puisse relever au cours de ce sombre livre.


Il n’écrira donc que pressé par la nécessité la plus dure. Chacune de ses lettres (si toutefois l’on en excepte celles des dix dernières années de sa vie, d’un ton tout autre, et sur lesquelles je reviendrai spécialement), chacune de ses lettres est un cri : il n’a plus rien ; il est à bout ; il demande. Que dis-je : un cri… c’est un interminable et monotone gémissement de détresse ; il demande sans habileté, sans fierté, sans ironie ; il demande et il ne sait pas demander. Il implore ; il presse ; il y revient, insiste, détaille ses besoins… Il me fait souvenir de cet ange qui, sous les traits d’un errant voyageur, ainsi que les Fioretti de saint François nous le racontent, vint au Val-de-Spolete heurter l’huis de la naissante confrérie. Il frappait si précipitamment, est-il dit, si longuement, si fort, que les frati s’en indignèrent et que frate Masseo (M. de Vogüé, je suppose), qui enfin lui ouvrit la porte, lui dit : « D’où viens-tu donc pour frapper si peu décemment ? » — Et l’ange lui ayant demandé : « Comment faut-il frapper ? » Masseo répondit : « On frappe trois coups espacés, puis on attend. Il faut laisser à celui qui vient ouvrir le temps de dire sa patenôtre ; ce temps passé, s’il ne vient pas, on recommence… » — « C’est que j’ai si grand’hâte », reprend l’ange… »

« Je suis dans une telle gêne que me voici prêt à me pendre », écrit Dostoïevski. — « Je ne puis ni payer mes dettes, ni partir, faute d’argent pour le voyage et je suis complètement au désespoir. » — « Que deviendrai-je d’ici la fin de l’an ? Je ne sais pas.