Ma tête se brise. Je n’ai plus à qui emprunter. » — (« Comprenez-vous ce que cela veut dire : n’avoir plus où aller ? » disait un de ses héros.) — « J’ai écrit à un parent pour lui demander six cents roubles. S’il ne les envoie pas, je suis perdu. » De ces plaintes ou de semblables, cette correspondance est si pleine que je cueille tout au hasard… Parfois cette insistance encore, qui revient naïvement tous les six mois : « L’argent ne peut être aussi nécessaire qu’une seule fois dans la vie. »

Dans les derniers temps, comme ivre de cette humilité dont il savait griser ses héros, de cette étrange humilité russe, qui peut bien être chrétienne aussi, mais qui, affirme Hoffmann, se retrouve au fond de chaque âme russe, même de celle où la foi chrétienne fait défaut, et que ne pourra jamais parfaitement comprendre, dit-il, l’Occidental qui fait de dignité vertu : « Pourquoi me refuseraient-ils ? D’autant plus que je n’exige pas, mais je prie humblement. »


Mais peut-être cette correspondance nous trompe-t-elle en nous montrant toujours désespéré celui qui n’écrivait qu’en cas de désespoir… Non : aucun afflux d’argent qui ne fût aussitôt absorbé par les dettes ; de sorte qu’il pouvait écrire, à cinquante ans : « Toute ma vie j’ai travaillé pour de l’argent et toute ma vie j’ai été constamment dans le besoin ; à présent plus que jamais. » Les dettes… ou le jeu, le désordre, et cette générosité instinctive, immesurée, qui faisait dire à Riesenkampf, le compagnon de sa vingtième année : « Dostoïevski est un de ces gens auprès desquels il fait pour tous très bon vivre, mais qui lui-même restera toute sa vie dans le besoin. »

À l’âge de cinquante ans il écrit : « Ce futur roman (il s’agit ici des Frères Karamazov, qu’il n’écrira que neuf ans plus tard), ce futur roman me tourmente déjà depuis plus de trois ans ; mais je ne le commence pas, car je voudrais l’écrire sans me presser, comme écrivent les Tolstoï, les Tourgueniev, les Gontcharov. Qu’il existe donc au moins une de mes œuvres qui soit libre et non écrite pour une époque déterminée. » — Mais c’est en vain qu’il dira : « Je ne comprends pas le travail fait à la hâte, pour de l’argent » ; cette question d’argent interviendra toujours dans son travail, et la crainte de ne pouvoir livrer ce travail à temps : «  J’ai peur de ne pas être prêt, d’être en retard. Je n’aurais pas voulu gâter les choses par ma hâte. Il est vrai, le plan est bien conçu et étudié ; mais on peut tout gâter avec trop de hâte. » Un surmenage effroyable en résulte, car s’il met son honneur dans cette ardue fidélité, il crèverait à la peine plutôt que de livrer de l’ouvrage imparfait ; et vers la fin de sa vie, il pourra dire : « Pendant toute ma carrière littéraire, j’ai toujours rempli exactement mes engagements ; je n’y ai jamais manqué une fois ; de plus, je n’ai jamais écrit uniquement pour de l’argent afin de me débarrasser de l’engagement pris » ; et peu avant, dans la même lettre : « Je n’ai jamais imaginé un sujet pour de l’argent, pour satisfaire à l’obligation une fois acceptée d’écrire pour un terme fixé d’avance. Je me suis toujours engagé — et vendu à l’avance — quand j’avais déjà mon sujet en tête, que je voulais réellement écrire et que je trouvais nécessaire d’écrire. » De sorte que si, dans une de ses premières lettres, écrite à vingt-quatre ans, il s’écrie : « Quoi qu’il en soit j’ai fait le serment : même parvenu aux dernières limites de la privation, je tiendrai bon et n’écrirai pas sur commande. La commande tue ; la commande perd tout. Je veux que chacune de mes œuvres, par elle-même, soit bien », — l’on peut dire sans trop de subtilité que, malgré tout, il s’est tenu parole.


Mais il garde toute sa vie la conviction douloureuse qu’avec plus de temps, de liberté, il eût pu mener à mieux sa pensée : « Ce qui me tourmente beaucoup, c’est que, si j’écrivais le roman à l’avance durant une année, et puis deux ou trois mois pour copier et corriger, ce serait autre chose, j’en réponds. » Illusion, peut-être ? Qui peut le dire ? Grâce à plus de loisir, qu’eût-il pu obtenir ? Que cherchait-il encore ? — Une plus grande simplicité, sans doute ; une plus parfaite subordination des détails… Tels qu’ils sont, ses meilleurs ouvrages atteignent, en presque chaque partie, un point de précision et d’évidence qu’on imagine difficilement dépassé.

Pour en arriver là, que d’efforts ! « Il n’y a que les endroits d’inspiration qui viennent tout d’un coup, à la fois, mais le reste est un travail très pénible. » À son frère qui sans doute lui avait reproché de ne pas écrire assez simplement, croyant dire ainsi : assez vite, et de ne pas « se laisser aller à l’inspiration », il répondait, encore jeune : « Tu confonds évidemment l’inspiration, c’est-à-dire la création première, instantanée du tableau ou le mouvement de l’âme (ce qui arrive souvent), avec le travail. Ainsi, par exemple, j’inscris une scène aussitôt, telle qu’elle m’est apparue, et j’en suis enchanté ; ensuite, pendant des mois, pendant un an, je la travaille… et crois-moi, le résultat est bien meilleur. Pourvu que l’inspiration vienne. Naturellement, sans inspiration, rien ne peut se faire. » — Dois-je m’excuser de tant citer — ou ne me saura-t-on gré bien plutôt de céder la parole à Dostoïevski le plus souvent possible ? « Au commencement, c’est-à-dire vers la fin de l’année dernière (la lettre est d’octobre 70), je considérais cette chose comme étudiée, composée, et je la regardais avec hauteur. (Il s’agit ici des Possédés.) Ensuite m’est venue la véritable inspiration — et soudain je l’ai aimée, cette œuvre, je l’ai saisie des deux mains, et je me suis mis à biffer ce qui était déjà écrit. » — « Toute l’année, dit-il encore (1870), je n’ai fait que déchirer et changer… J’ai changé mon plan au moins dix fois, et j’ai écrit de nouveau toute la première partie. Il y a deux ou trois mois, j’étais au désespoir. Enfin tout s’est constitué à la fois et ne peut être changé. » Et toujours cette obsession : « Si j’avais eu le temps d’écrire sans me presser, sans terme fixe, il est possible qu’il en serait résulté quelque chose de bien. »

Cette angoisse, ces mécontentements de lui-même, il les a connus pour chaque livre :

« Le roman est long ; il a six parties (Crime et châtiment). À la fin de novembre, il y en avait déjà un grand morceau d’écrit, tout prêt ; j’ai tout brûlé ! Maintenant, je peux l’avouer, ça ne me plaisait pas. Une nouvelle forme, un nouveau plan m’entraînaient ; j’ai recommencé. Je travaille jour et nuit, et cependant j’avance peu. » — « Je travaille et, rien ne se fait, dit-il ailleurs ; je ne fais que déchirer. Je suis affreusement découragé. » Et ailleurs encore : « J’ai tant travaillé que j’en suis devenu stupide, et ma tête est toute étourdie. » Et ailleurs encore : « Je travaille ici (Staraia Roussa) comme un forçat, malgré les beaux jours dont il faudrait profiter ; je suis jour et nuit à l’ouvrage. »

Parfois un simple article lui donne autant de mal qu’un livre, car la rigueur de sa conscience reste aussi entière devant les petites choses que devant les grandes :

« Je l’ai traîné jusqu’à présent (un article de souvenirs sur Bielensky, qui n’a pu être retrouvé) et enfin je l’ai terminé en grinçant des dents… Dix feuilles de romans sont plus faciles à écrire que ces deux feuilles ! Il en est résulté que j’ai écrit ce maudit article, en comptant tout, au moins cinq fois, et puis je barrais tout et je modifiais ce que j’avais écrit. Enfin, j’ai achevé mon article tant bien que mal ; mais il est si mauvais que cela me tourne le cœur. » Car s’il garde la conviction profonde de la valeur de ses idées, il reste même pour ses meilleurs écrits, exigeant et insatisfait :

« Il m’est rarement arrivé d’avoir quelque chose de plus neuf, de plus complet, de plus original (Karamazov). Je puis parler ainsi sans être accusé d’orgueil, parce que je ne parle que du sujet, que de l’idée qui s’est implantée dans ma tête, non pas de l’exécution, quant à l’exécution, elle dépend de Dieu ; je puis la gâcher, ce qui m’est arrivé souvent… »

« Si vilain, si abominable que soit ce que j’ai écrit, dit-il ailleurs, l’idée du roman, et le travail que je lui consacre, me sont à moi malheureux, à moi l’auteur, ce qu’il y a de plus précieux au monde. »

« Je suis mécontent de mon roman jusqu’au dégoût, écrit-il lorsqu’il travaille à l’Idiot. Je me suis terriblement efforcé de travailler, mais je n’ai pas pu : j’ai le cœur malade. À présent, je fais un dernier effort pour la troisième partie.

Si je parviens à arranger le roman, je me remettrai ; sinon je suis perdu. »

Ayant écrit déjà non seulement les trois livres que M. de Vogüé considère comme ses chefs-d’œuvre, mais encore l’Esprit souterrain, l’Idiot, l’Éternel Mari, il s’écrie, s’acharnant sur un nouveau sujet (les Possédés) : « Il est temps enfin d’écrire quelque chose de sérieux. »

Et l’année de sa mort, encore, à Mlle N…, à qui il écrit pour la première fois : « Je sais que moi, comme écrivain, j’ai beaucoup de défauts, parce que je suis le premier, bien mécontent de moi-même. Vous pouvez vous figurer que dans certaines minutes d’examen personnel, je constate souvent avec peine que je n’ai pas exprimé, littéralement, la vingtième partie de ce que j’aurais voulu, et peut-être même pu exprimer. Ce qui me sauve, c’est l’espoir habituel qu’un jour Dieu m’enverra tant de force et d’inspiration, et que je m’exprimerai plus complètement, bref, que je pourrai exposer tout ce que je renferme dans mon cœur et dans ma fantaisie. »

Que nous sommes loin de Balzac, de son assurance et de son imperfection généreuse ! Flaubert même connut-il si âpre exigence de soi, si dures luttes, si forcenés excès de labeur ? Je ne crois pas. Son exigence est plus uniquement littéraire, si le récit de son labeur s’étale au premier plan dans ses lettres, c’est aussi qu’il s’éprend de ce labeur même, et que, sans précisément s’en vanter, du moins s’en enorgueillit-il ; c’est aussi qu’il a supprimé tout le reste, considérant la vie comme « une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter », et se comparant aux « amazones qui se brûlaient le sein pour tirer de l’arc ». Dostoïevski, lui, n’a rien supprimé ; il a femme et enfants, il les aime ; il ne méprise point la vie ; il écrit au sortir du bagne : « Au moins j’ai vécu ; j’ai souffert, mais quand même j’ai vécu. » Son abnégation devant son art, pour être moins arrogante, moins consciente et moins préméditée, n’en est que plus tragique et plus belle. Il cite volontiers le mot de Térence et n’admet pas que rien d’humain lui demeure étranger : « L’homme n’a pas le droit de se détourner et d’ignorer ce qui se passe sur la terre, et il existe pour cela des raisons morales supérieures : Homo sum, et nihil humanum… et ainsi de suite. » Il ne se détourne pas de ses douleurs, mais les assume dans leur plénitude. Lorsqu’il perd, à quelques mois d’intervalle, sa première femme et son frère Mikhaïl, il écrit : « Voilà que tout d’un coup je me suis trouvé seul ; et j’ai ressenti de la peur. C’est devenu terrible ! Ma vie est brisée en deux. D’un côté le passé avec tout ce pour quoi j’avais vécu, de l’autre l’inconnu sans un seul cœur pour me remplacer les deux disparus. Littéralement il ne me restait pas de raison de vivre.