Se créer de nouveaux liens, inventer une nouvelle vie ? Cette pensée seule me fait horreur. Alors pour la première fois j’ai senti que je n’avais pas de quoi les remplacer, que je n’aimais qu’eux seuls au monde, et qu’un nouvel amour non seulement ne serait pas mais ne devait pas être. » Mais quinze jours après, il écrit : « De toutes les réserves de force et d’énergie, dans mon âme est resté quelque chose de trouble et de vague, quelque chose voisin du désespoir. Le trouble, l’amertume, l’état le plus anormal pour moi… Et de plus je suis seul !… Cependant, il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est ridicule n’est-ce pas ? La vitalité du chat ! » — Il a quarante-quatre ans alors ; et moins d’un an après, il se remarie.

À vingt-huit ans déjà, enfermé dans la forteresse préventive, en attendant la Sibérie, il s’écriait : « Je vois maintenant que j’ai une si grande provision de vie en moi, qu’il est difficile de l’épuiser. » Et (en 56) de Sibérie encore, mais ayant fini son temps de bagne et venant d’épouser la veuve Marie Dmitrievna Issaiev : « Maintenant, ce n’est plus comme autrefois ; il y a tant de réflexion, tant d’effort et tant d’énergie dans mon travail… Est-il possible qu’ayant eu pendant six ans tant d’énergie et de courage pour la lutte, avec des souffrances inouïes, je ne sois pas capable de me procurer assez d’argent pour me nourrir et nourrir ma femme ? Allons donc ! Car surtout personne ne connaît ni la valeur de mes forces, ni le degré de mon talent et c’est surtout là-dessus que je compte ! »

Mais, hélas ! ce n’est pas seulement contre la misère qu’il lui faut lutter !

« Je travaille presque toujours nerveusement, avec peine et souci. Quand je travaille trop, je deviens même physiquement malade. » « Ces derniers temps j’ai travaillé littéralement jour et nuit, malgré les crises. » Et ailleurs : « Cependant les crises m’achèvent, et après chacune je ne peux remettre mes idées d’aplomb avant quatre jours. » Dostoïevski ne s’est jamais caché de sa maladie ; ses attaques de « mal sacré » étaient du reste trop fréquentes, hélas ! pour que plusieurs amis des indifférents n’en eussent été parfois témoins. Strakhov nous raconte dans ses Souvenirs un de ces accès, n’ayant pas, plus que Dostoïevski lui-même, compris qu’il pût y avoir quelque honte à être épileptique, ou même quelque « infériorité » morale ou intellectuelle autre que celle résultant d’une grande difficulté de travail. Même à des correspondantes inconnues à qui Dostoïevski écrit pour la première fois, regrettant d’avoir fait attendre sa lettre, tout naïvement et simplement il dira : « Je viens de supporter trois accès de mon épilepsie — ce qui ne m’était pas arrivé de cette force et si souvent. Mais, après les accès, pendant deux ou trois jours, je ne puis ni travailler, ni écrire, ni même lire, parce que je suis brisé de corps et d’âme. Voilà pourquoi à présent que vous le savez, je vous prie de m’excuser d’être resté si longtemps avant de vous répondre. »

Ce mal dont il souffrait déjà avant la Sibérie s’aggrave au bagne, se calme à peine durant quelque séjour à l’étranger, reprend en empirant. Les crises parfois sont plus espacées, mais d’autant plus fortes. « Quand les crises ne sont pas fréquentes et qu’il en éclate une soudain, il m’arrive des humeurs noires extraordinaires. Je suis au désespoir. Autrefois (écrit-il à l’âge de cinquante ans) cette humeur durait trois jours après la crise, maintenant sept, huit jours. »

Malgré ses crises, il essaie de se cramponner au travail, il s’efforce, pressé par des engagements : « On a annoncé que dans la livraison d’avril (du Roussky Viestnik) va paraître la suite (de l’Idiot), et moi je n’ai rien de prêt, excepté un chapitre sans importance. Que vais-je envoyer ? Je n’en sais rien ! Avant-hier, j’ai eu une crise des plus violentes. Mais, hier, j’ai écrit quand même, dans un état proche de la folie. »

Tant qu’il n’en résulte que gêne et douleur, passe encore : « Mais, hélas ! Je remarque avec désespoir que je ne suis plus en état de travailler aussi vite que dernièrement encore et qu’autrefois. » À maintes reprises, il se plaint que sa mémoire et son imagination s’affaiblissent et à cinquante-huit ans, deux ans avant sa mort : « J’ai remarqué depuis longtemps que plus je vais, plus mon travail me devient difficile. Alors, par conséquent, des pensées toujours impossibles à être consolées, des pensées sombres… » Cependant il écrit les Karamazov.


Lors de la publication des lettres de Baudelaire, l’an passé, M. Mendès s’effaroucha, protesta, non sans emphase, par des « pudenda moraux » de l’artiste, etc. Je songe, en lisant cette correspondance de Dostoïevski, à la parole admirable, attribuée au Christ lui-même, et remise au jour depuis peu : « Le royaume de Dieu sera quand vous irez de nouveau nus et que vous n’en aurez point de honte. »

Sans doute, il restera toujours des lettrés délicats, aux pudeurs faciles, pour préférer ne voir des grands hommes que le buste — qui s’insurgent contre la publication des papiers intimes, des correspondances privées ; ils semblent ne considérer dans ces écrits que le plaisir flatteur que les médiocres esprits peuvent prendre à voir soumis aux mêmes infirmités qu’eux les héros. Ils parlent alors d’indiscrétion, et, quand ils ont la plume romantique, de « violation de sépultures », tout au moins de curiosité malsaine ; ils disent : « Laissons l’homme ; l’œuvre seule importe ! » — Évidemment ! mais l’admirable, ce qui reste pour moi d’un enseignement inépuisable, c’est qu’il l’ait écrite malgré cela.


N’écrivant pas une biographie de Dostoïevski, mais traçant un portrait et simplement avec les éléments que m’offre sa correspondance, je n’ai parlé que d’empêchements constitutionnels, parmi lesquels je pense pouvoir ranger cette misère continue, si intimement dépendante de lui et qu’il semble que sa nature réclamât secrètement… Mais tout s’acharne contre lui : dès le début de sa carrière, malgré son enfance maladive, il est reconnu bon pour le service tandis que son frère Mikhaïl, plus robuste, est réformé. Fourvoyé dans un groupe de suspects, il est pris et condamné à mort, puis par grâce, envoyé en Sibérie pour y purger sa peine. Il y reste dix ans ; quatre ans au bagne et six à Semipalatinsk, dans l’armée. Là-bas, sans grand amour peut-être [4], au sens où nous entendons ce mot généralement, mais avec une sorte de miséricorde enflammée, par pitié, par tendresse, besoin de dévouement et par une propension naturelle à assumer toujours et ne se dérober devant rien, il épouse la veuve du forçat Issaiev, mère déjà d’un grand enfant fainéant ou impropre qui restera dès lors à sa charge. « Si vous me questionnez sur moi, que vous dirais-je : je me suis chargé de soucis de famille et je les traîne. Mais je crois que ma vie n’est pas encore terminée et je ne veux pas mourir. » À sa charge également la famille de son frère Mikhaïl, après la mort de celui-ci. À sa charge, journaux, revues qu’il fonde, soutient, dirige [5], dès qu’il a quelque argent de reste, partant quelque possible loisir : « Il fallait prendre des mesures énergiques. J’ai commencé à publier à la fois dans trois typographies ; je n’ai marchandé ni l’argent, ni la santé, ni les efforts. Moi seul menais tout. Je lisais les épreuves ; j’étais en relation avec les auteurs, avec la censure ; je corrigeais les articles ; je cherchais de l’argent ; je restais debout jusqu’à six heures du matin et ne dormais que cinq heures. J’ai enfin réussi à mettre de l’ordre dans la revue, mais il est trop tard. » La revue, en effet, n’échappe pas à la faillite. « Mais le pire, ajoute-t-il, c’est qu’avec ce travail de galérien, je ne pouvais rien écrire pour la revue ; pas une ligne de moi. Le public ne rencontrait pas mon nom, et non seulement en province, mais même à Pétersbourg, il ne savait pas que c’était moi qui dirigeais la revue. »

N’importe ! il reprend, s’obstine, recommence ; rien ne le décourage, ni ne l’abat.