Dans la dernière année de sa vie, pourtant, il en est encore à lutter, sinon contre l’opinion populaire qu’il a définitivement conquise, mais contre l’opposition des journaux : « Pour ce que j’ai dit à Moscou (discours sur Pouchkine), voyez donc comme j’ai été traité presque partout dans notre presse : comme si j’avais volé ou escroqué dans quelque banque. Ukhantsev (célèbre escroc de cette époque) lui-même ne reçoit pas tant d’ordures que moi. »
Mais ce n’est pas une récompense qu’il cherche, non plus que ce n’est l’amour-propre ou la vanité d’écrivain qui le fait agir. Rien de plus significatif à ce sujet que la façon dont il accueille son éclatant succès du début : « Voilà trois ans que je fais de la littérature, écrit-il, et je suis tout étourdi. Je ne vis pas, je n’ai pas le temps de réfléchir… On m’a créé une renommée douteuse et je ne sais pas jusqu’à quand durera cet enfer. »
Il est si convaincu de la valeur de son idée que sa valeur d’homme s’y confond et y disparaît. « Que vous ai-je donc fait, écrit-il au baron Vrangel, son ami, pour que vous me témoigniez tant d’amour ? » — et, vers la fin de sa vie, à une correspondante inconnue : « Croyez-vous donc que je sois de ceux qui sauvent les cœurs, qui délivrent les âmes et qui chassent la douleur ! Beaucoup de personnes me l’écrivent, mais je suis sûr que je suis bien plus capable d’inspirer le désenchantement et le dégoût. Je ne suis guère habile à bercer, quoique je m’en sois chargé quelquefois. » Quelle tendresse pourtant, dans cette âme si douloureuse ! « Je rêve de toi toutes les nuits, écrit-il de Sibérie à son frère, — et je m’inquiète terriblement. Je ne veux pas que tu meures ; je veux te voir et t’embrasser encore une fois dans ma vie, mon chéri. Tranquillise-moi, pour l’amour du Christ, si tu te portes bien, laisse toutes tes affaires et tous tes tracas et écris-moi tout de suite, à l’instant, car autrement je perdrais la raison. »
Va-t-il du moins ici, trouver quelque soutien ? — « Écrivez-moi avec détails et au plus vite comment vous avez trouvé mon frère (lettre au baron Vrangel, de Semipalatinsk. 23 mars 1856). Que pense-t-il de moi ? Autrefois il m’aimait ardemment ! Il pleurait en me faisant ses adieux. Ne s’est-il pas refroidi envers moi ! Son caractère a-t-il changé ? Comme cela me paraîtrait triste !… A-t-il oublié tout le passé ? Je ne saurais le croire. Mais aussi : comment expliquer qu’il reste des sept ou huit mois sans écrire [6] ?… Et puis je vois en lui si peu de cordialité, qui me rappellerait le vieux temps ! Je n’oublierai jamais ce qu’il a dit à K…, qui lui remettait ma demande de s’occuper de moi : Il ferait mieux de rester en Sibérie. » Il écrivit cela, il est vrai, mais, cette parole atroce, il ne demande au contraire qu’à l’oublier ; la tendre lettre à Mikhaïl, dont je citais tout à l’heure un passage, est postérieure à celle-ci ; peu après il écrivait à Vrangel : « Dites à mon frère que je le serre dans mes bras, que je lui demande pardon de toutes les peines que je lui ai causées ; je me mets à genoux devant lui. » Enfin à son frère même il écrit le 21 août 1858 (lettre non donnée par Bienstock) : « Cher ami, lorsque dans ma lettre d’octobre de l’an dernier je te faisais entendre les mêmes plaintes (au sujet de ton silence), tu m’as répondu qu’il t’avait été très pénible, très dur de les lire. O Micha ! pour l’amour de Dieu, ne m’en veuille pas ; songe que je suis seul et comme un caillou rejeté, — mon caractère a toujours été sombre, maladif, susceptible ; songe à tout cela et pardonne-moi si mes plaintes ont été injustes et mes suppositions absurdes. Je suis bien convaincu moi-même que j’ai eu tort. »
Sans doute Hoffmann avait raison, et le lecteur occidental protestera devant si humble contrition ; notre littérature, trop souvent teintée d’espagnolisme, nous enseigne si bien à voir une noblesse de caractère dans le non-oubli de l’injure !…
— Que dira-t-il donc, ce « lecteur occidental », lorsqu’il lira : « Vous écrivez que tout le monde aime le tsar. Moi, je l’adore » ? Et Dostoïevski est encore en Sibérie quand il écrit cela. Serait-ce de l’ironie ? Non. De lettre en lettre, il y revient : « L’empereur est infiniment bon et généreux » ; et quand, après dix ans d’exil, il sollicite tout à la fois la permission de rentrer à Saint-Pétersbourg et l’admission de son beau-fils Paul au Gymnase : « J’ai réfléchi que, si on me refuse une demande, peut-être ne pourra-t-on pas me refuser l’autre, et si l’empereur ne daigne pas m’accorder de vivre à Pétersbourg, peut-être acceptera-t-il de placer Paul, pour ne pas refuser tout à fait. » Décidément tant de soumission déconcerte. Nihilistes, anarchistes, socialistes même ne vont pouvoir tirer aucun parti de cela. Quoi ! pas le moindre cri de révolte ? sinon contre le tsar peut-être, qu’il est prudent de respecter, du moins contre la société, et contre ce cachot dont il sort vieilli ? — Écoutez donc comme il en parle : « Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon cœur durant ces quatre ans, je ne te le dirai pas, ce serait trop long. La constante méditation où je fuyais l’amère réalité n’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances qu’auparavant je ne prévoyais même pas [7]. » Et ailleurs : « Je te prie de ne pas te figurer que je suis aussi mélancolique et aussi soupçonneux que je l’étais à Pétersbourg les dernières années. Tout est complètement passé. D’ailleurs, c’est Dieu qui nous guide. » Et enfin, longtemps après, dans une lettre de 1872 à S. D. Janovsky, cet extraordinaire aveu (où les mots en italiques sont soulignés par Dostoïevski) : « Vous m’aimiez et vous vous occupiez de moi, de moi malade mentalement (car je le reconnais à présent), avant mon voyage en Sibérie, où je me suis guéri. »
Ainsi, pas une protestation ! De la reconnaissance au contraire ! Comme Job que la main de l’Éternel broie sans obtenir de son cœur un blasphème… Ce martyr est décourageant. Pour quelle foi vit-il ? Quelles convictions le soutiennent ? — Peut-être, examinant ses opinions, autant du moins que dans cette correspondance elles apparaissent, comprendrons-nous les causes secrètes, que déjà nous commençons d’entrevoir, de cet insuccès, près du grand nombre, de cette non-faveur, de ce purgatoire de la gloire où s’attarde encore Dostoïevski.
(1) C’est pourquoi nous nous conformerons, dans toutes nos citations, au texte de M. Bienstock, espérant que gaucheries, incorrections même — assez gênantes parfois — imitent de leur mieux celles du texte russe. Cela soit dit d’ailleurs sous toutes réserves.
(2) Il peut nous paraître (dit celui-ci) et surtout après un regard jeté sur la correspondance intime de Dostoïevski, qu’Anna Grigorievna, veuve du poète, et André Dostoïevski, frère cadet du poète, aient été mal conseillés dans le choix des lettres qu’ils ont livrées à la publicité, et que, sans nuire en rien à la discrétion, ils eussent avantageusement remplacé par quelques lettres plus intimes maintes lettres qui ne traitent que de la question d’argent. — Il n’existe pas moins de quatre cent soixante-quatre lettres de Dostoïevski à Anna Grigorievna, sa seconde femme, dont aucune n’a été encore livrée au public.
(3) Pour épais que soit ce volume, il eût pu l’être, il eût dû l’être davantage. Nous déplorons que M.
1 comment