Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la
guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la
viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa
cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur
perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux
d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions
de la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose
ses œufs, fournisse aux larves, quand elles écloront un gibier
docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais
nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté
permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des
ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus
tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque
tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à
la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises
d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en
aller.
Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur
Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le
Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son erreur,
comme la messe finissait et qu’avec le soleil et le bruit du dehors
quelque chose de si peu sacré entrait dans l’église que
Mme Goupil, MmePercepied (toutes les
personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard,
étaient restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais
même pu croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs
pieds n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait
de gagner ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute
voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la
place, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le
tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame
avec qui nous l’avions dernièrement rencontré était en train de
présenter à la femme d’un autre gros propriétaire terrien des
environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle
extraordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement
secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la
position de départ et qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur,
Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en
une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je
ne supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette
ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression
de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse fouettait
en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la
possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous
connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son
cocher, et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de
joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son
visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il
souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il
marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules
oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air
tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du reste,
d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous
sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était
trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard
soudain chargé d’une rêverie profonde un point si éloigné de
l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous saluer. Son
visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et droit qui
avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe
détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place
continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier
isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions
à la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le saint-honoré et
demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu’on
l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin
qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il
passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine, et
nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte
intérieur aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de
son visage, put passer parfaitement inaperçu de son
interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’intensité
du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait
l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit
pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’enjouement,
frisa la malice ; il subtilisa les finesses de l’amabilité
jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux
sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et finalement
exalta les assurances d’amitié jusqu’aux protestations de
tendresse, jusqu’à la déclaration d’amour, illuminant alors pour
nous seuls, d’une langueur secrète et invisible à la châtelaine,
une prunelle énamourée dans un visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de
m’envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir
compagnie à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un
voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons plus,
faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des
printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des années.
Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or,
venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la
flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la
pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer
dans les allées de votre grand’tante, quand ne sont pas encore
fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques.
Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et
l’émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise
fraîche encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les
deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la
première rose de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même
dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il
eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là
avec sa tenue toute simple qui n’est guère celle d’un
mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à tout mettre au
pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air de s’en être
aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus
irrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être
un dernier doute sur le sens qu’elle comportait. Elle était comme
toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché
de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures,
nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du
coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de
nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et
incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de
sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de
l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair
de lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce
pas, me dit-il ; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un
romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent
seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il
vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les
yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit
comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les
oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le
clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les
paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si
agréables ; mais troublé par le souvenir d’une femme que
j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant,
maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs
personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il
connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis :
« Est-ce que vous connaissez, monsieur, la… les châtelaines de
Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce nom de
prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer
de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de
notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient
d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la
prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa
paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se
ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait
douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé
de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il,
mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une
réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui
convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant,
en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte,
pour être cru, à une affirmation invraisemblable – comme si ce fait
qu’il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un
hasard singulier – et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne
pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la
proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne
lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la
situation elle-même – l’absence de relations avec les Guermantes –
pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui,
résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou vœu
mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes.
« Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre
intonation, non, je ne les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai
toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance ; au fond
je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont
venus à la rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller
à Guermantes, que je me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil
ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour m’effrayer, elle
est si vraie ! Au fond, je n’aime plus au monde que quelques
églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le
clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi
l’odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent
plus. » Je ne comprenais pas bien que, pour ne pas aller chez
des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son
indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air d’un
sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais, c’est que
Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer
que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait
beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une
si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir
qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou
d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir,
que ce fût en son absence, loin de lui et « par
défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais
rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous
aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les
Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait :
« Non, je n’ai jamais voulu les connaître. »
Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre
Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne
montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur
son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin
avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la
bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les
mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant
lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme :
« Hélas ! que vous me faites mal, non je ne connais pas
les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma
vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin
maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avait
le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle
« réflexes », quand Legrandin le causeur voulait lui
imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau
se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son
alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la
pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas
sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas
savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne
connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous
arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu
l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde,
par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de
relais qui sont plus décents.
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