Il avait écrit un article dans le journal
Solidarité Internationale Antifasciste,
déplorant la mort des chevaux de Reichshoffen (août 1870), mais non celle de leurs cavaliers, responsables de ce massacre
.
SOUVENIRS D'HENRI IEANSON.
J'ai fait citer parmi mes témoins Saint-Exupéry qui a rejoint son escadrille à Orconte, en Champagne. Saint-Exupéry reçoit la citation, et la montre à ses chefs. [On lui refuse la permission qu'il demande pour se rendre au tribunal.] Pas question d'aller déposer pour ce salaud de Jeanson (...). Or à l'audience, que vis-je apparaître, bardé de cuir, enveloppé de caoutchouc, ganté jusqu'aux coudes, crotté, casqué, énorme, gigantesque et admirable ? Une sorte de scaphandrier aérien, évadé d'un scénario d'anticipation, mis en scène par Fritz Lang (...)
C'était Saint-Ex... Il avait sauté le mur.
– Votre nom ?
– Antoine de Saint-Exupéry.
– Antoine de quoi ? fit le crétin qui présidait le conseil de guerre.
Visiblement Saint-Ex et son interlocuteur de service n'appartenaient ni au même pays, ni à la même planète, ni au même univers. Il avait fallu trois révolutions et une guerre pour que Saint-Ex rencontrât cette chose poissante, obscène et purulente qu'on appelle un juge militaire, pour que s'établît un dialogue entre le Petit Prince et l'adjudant Flick.
Le timide Saint-Ex, qui avait horreur de paraître en public, parla d'une voix rauque avec des mots tout simples qui, mis les uns au bout des autres, formaient des phrases d'une grandeur familière... à mesure qu'il parlait, le ton se faisait plus âpre, plus pathétique, plus pressant... « Mais comprenez-moi donc ! », il voulait convaincre cette ferblanterie. Un homme défendait un ami et rien ne comptait plus que cette amitié, que ce désespoir de n'être pas entendu. Il aurait voulu trouver quelqu'un derrière cet uniforme, mais il n'y avait personne, absolument personne, pas même ce désert que Saint-Ex avait tant de fois vaincu. Il ne s'emportait pas, il ne s'indignait pas, il n'implorait pas. Il avait pitié de ce pauvre idiot qui l'écoutait sans l'entendre en frappant son pupitre de la pointe de son crayon. Cher Saint-Ex... Il avait honte pour l'autre... Il risqua un dernier argument... une dernière anecdote... « Mais comprenez-moi donc... »
– Oui, en somme, c'est un festival Jeanson, colonela le minus.
Saint-Ex lui tourna le dos et, avec un geste d'impuissance, m'adressa un sourire navré et regagna ses hauteurs.
Il n'avait pu franchir le mur du son.
Le soir, d'un buffet de gare où il avait appris par la radio ma condamnation à cinq ans de prison ferme, il m'adressa un message mélancolique et réconfortant... Je n'ai jamais revu Saint-Ex...
(Soixante-dix ans d'adolescence, Paris, Stock, 1971.)
LETTRE À X...
[Orconte, mi-décembre]
La boue. La pluie. Les rhumatismes dans la ferme. Les soirées creuses.
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