[Orconte, 22 ou 23 décembre 1939]
Journée mélancolique. Mon groupe et le groupe jumeau de Saint-Dizier ont chacun perdu un équipage, descendus dans la même journée. Un de mes camarades les plus gentils, Kessel, est ici pour vingt-quatre heures, je lui ai fait faire un tour en avion de guerre. Il est semblable à lui-même (...)
J'ai aimé ma panne de Libye et la nécessité qui me faisait marcher, et le désert qui me dévorait peu à peu. Je me changeais en autre chose, qui n'était pas si mal (...) La nuit, enfoui dans le sable, et cette large navigation dans les étoiles. Pas là mon devoir ? Je veux bien le croire, si l'on appelle devoir ce qui rend le plus de services, mais ce n'est plus vrai dans le langage des vérités contemplatives. Et la contemplation, ça domine la charité. C'est un étage plus haut (...) C'est quand même à vomir, à cause du goût que ça a. On a l'air d'essayer de se faire valoir. Personne ne me demande rien là-bas, et si on me donnait une mission, ça ne serait point pour tirer mon suc de moi, mais pour favoriser ma candidature contre 100 autres.
Tu l'as vu ce troupeau d'ambassadeurs, qui cherchent là-bas de l'avancement ? Je ne suis pas de cette race. Il n'y a point là-bas un arbre impérieux, qui arrache de force au sol tous ses trésors, et l'épuise merveilleusement.
Quelques lettres de Saint-Exupéry à son grand ami Léon Werth, journaliste à
Marianne,
qui sera le destinataire de la
Lettre à un otage
et le dédicataire du
Petit Prince.
Mais, d'abord, cette évocation de Léon Werth
.
HENRI JEANSON : SUR LÉON WERTH
Cet ami pour qui, pendant l'occupation, Saint-Ex, Saint-Exupéry et Tonio n'ont cessé de trembler, était un porteur d'étoile jaune : Léon Werth. J'ai bien connu Léon Werth naguère, au Journal du Peuple d'Henri Fabre. Libertaire, pacifiste, antimilitariste, familier de Vlaminck, ami de Mirbeau et de Séverine, critique d'art écouté, Léon Werth avait écrit l'un des plus beaux livres sur la guerre de 14: Clavel Soldat. Serviable et généreux en dépit d'une pauvreté acceptée avec dignité et bonne humeur, Léon Werth avait pour toute richesse l'amitié de Saint-Ex, lui-même toujours à court d'argent. La Lettre à un otage, si belle et si compréhensive, si antigaulliste par son absence de haine, c'est à l'intention de Werth, son aîné de vingt-trois ans, israélite traqué par la Gestapo, que Saint-Ex l'a écrite, et c'est à Léon Werth encore qu'il a dédié Le Petit Prince par quoi survivra le nom de Werth. Peut-être un jour quelque lecteur se demandera-t-il qui était ce Werth, dont Saint-Ex faisait tant de cas et peut-être ainsi redécouvrira-t-on et récupérera-t-on un grand, un très grand écrivain frappé d'oubli. Il le mérite. C'était un petit homme au profil aigu, portant lorgnon, pas le moins du monde aigri, pour qui la peinture des autres, les écrits des autres étaient une raison de vivre et qui tirait de sa pipe toute une philosophie...
Fidèle et intransigeant quant à ses convictions, il n'était – on le devine – pas souvent d'accord avec son cher Tonio, « mais, écrit-il, engagés sur des routes opposées, nous nous rencontrions toujours, alors que chaque pas devait nous éloigner l'un de l'autre » (...)
Mais que penser de ce Saint-Exupéry qui trouvait le moyen d'être à la fois l'ami de Mermoz – Croix-de-Feu sur les bords – et de l'anarchiste Werth ?
Bien douteux ce personnage.
Il est vrai qu'il disait : « Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente. »
(Soixante-dix ans d'adolescence, Paris, Stock, 1971)
LETTRES À LÉON WERTH, 1939.
Cher Werth
Je vous embrasse en passant (je suis pour cinq minutes dans Paris). J'ai été me promener cet après-midi sur des coins extrêmement mal pavés et j'y ai vu – à moi destiné – le plus beau feu d'artifice du monde. Quelques bosses dans l'avion et c'est tout.
Embrassez Suzanne
Tonio.
Cher Werth
Je suis de passage pour dix minutes je vais à Toulouse 48 H pour des essais. J'espère vous voir en traversant Paris au retour.
Les missions ont bien marché.
Seriez-vous assez gentil pour dire à Consuelo que j'ai essayé de la joindre à mon court passage et espère qu'elle sera visible au retour ; je l'avertirai (je lui téléphone de Toulouse).
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