Et donnez-lui le papier ci-joint que j'ai signé pour son appartement et qu'elle doit rapporter elle-même pour le signer aussi.
Merci infiniment. Je vous embrasse bien tous deux.
A
Cher Léon Werth,
votre lettre est la première que j'ai reçue quand je n'en attendais encore aucune et ça m'a fait tellement plaisir.
Je vous ai écrit une longue lettre et puis je l'ai perdue ! mais je ne veux pas que vous soyez sans signe de vie et je griffonne ces quatre lignes et je vous récris. Je vous aime de plus en plus
Tonio.
JOURNAL DE LÉON WERTH.
Pendant toute la guerre. Antoine de Saint-Exupéry accomplit des vols de grande reconnaissance. Un jour après l'autre. Je le voyais entre deux vols. Il reprenait sa place parmi nous, comme s'il n'avait eu la veille ou le jour même aucune relation avec la mort, comme s'il n'en devait pas avoir le lendemain Tantôt je ne pouvais m'empêcher d'imaginer l'avion abattu, une carlingue brisée et lui, immobile à jamais, dans cette carlingue. Et aussitôt je me disais : il est invulnérable. Ne pas le croire invulnérable me semblait une trahison.
Ce risque, il le voulait. Que de fois lui avons-nous répété qu'il pouvait mieux servir que par l'exemple de sa mort.
Ce n'était ni les Andes, ni le désert, ni le Guatemala. C'était un autre risque. Comme les autres risques, il veut non pas seulement l'affronter, c'est trop facile, mais le recueillir, l'enrichir de sa propre substance, le filtrer. Ce que le risque lui donne est peu au prix de ce qu'il lui donne. Il a tant à offrir, outre sa vie.
J'ai vécu deux jours de l'hiver de 1939 à la popote de son escadrille. J'ai marché par les champs congelés, j'ai bu au bar de Klondyke, j'ai vu un avion partir dans la nuit. On chantait à table des chansons de salle de garde, de ces chansons où l'obscénité à sa limite n'est plus qu'une convention rituelle. Chansons de rapins d'autrefois, chansons de régiment, où l'obscène géométrie, délivrée de la canaillerie du grivois, atteint à une pureté de cantique. Je suppose cette soirée contée par un reporter : de jeunes héros se délassant et opposant à la mort une gaieté plus forte que la mort. En vérité, c'était grave et triste, c'était la seule façon décente dont on pût être grave et triste.
(Noté en décembre 1940.)
LETTRE À SA MÈRE.
[Orconte, décembre 1939]
Ma petite maman,
(...) J'habite une ferme bien sympathique. Il y a trois enfants, deux grands-pères, des tantes et des oncles. On entretient un grand feu de bois où je me dégourdis quand je redescends de voler. Car nous volons ici à dix mille mètres par...
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