« Comment voudrait-on que la question du gouvernement futur de la France n'importe pas aux Français ? Depuis juin 1940, il n'y a pas de gouvernement français réel. Jusqu'au moment où le peuple français aura pu se prononcer et se prononcer librement, sur la nouvelle constitution de la République, il ne peut pas y avoir de gouvernement français ayant pouvoir légitime pour engager définitivement la France dans une voie ou une autre en politique intérieure ou en politique internationale... »
La réplique de Jacques Maritain blessa profondément Saint-Ex. Il en fut « désespéré ». Il rectifia quelques erreurs d'interprétation, dues à l'imperfection de la traduction anglaise de la lettre publiée par le New York Times. Mais le désaccord entre ces deux hommes, les deux consciences des Français de l'extérieur, ni l'estime réciproque, ni la bonne volonté ne pouvaient le surmonter. Saint-Ex refusa la polémique. Après une conversation, ils restèrent l'un et l'autre sur leurs positions.
Faut-il reporter sur l'armistice l'origine profonde de ce dissentiment passionné de deux personnalités, d'une honnêteté, d'une hauteur morale incontestées ? Pour une part, en effet, le schisme date de juin 1940. Saint-Exupéry avait vécu le désastre. Il n'imputait pas à crime la signature de l'armistice. Jacques Maritain, de loin, avait tranché immédiatement : de deux maux immenses, les hommes de Vichy avaient choisi le pire.
Jacques Maritain pensait à la politique, Saint-Exupéry, d'une certaine manière, voulait ignorer la politique. Il n'adhérait à aucun article de la révolution nationale, probablement détestait-il autant que son critique « la propagande empoisonnée contre l'Angleterre et contre l'espérance de la victoire et tous les coups obliques portés aux Alliés, fût-ce en faisant tirer des Français contre des Français... Les lois antisémites avec leur cortège de bassesse morale et de cruauté, les horreurs des camps de concentration où, comme l'a dit l'évêque de Toulouse, hommes, femmes et enfants sont traités comme du bétail ». Mais il n'interpréta ni la scission française, ni la guerre mondiale en termes d'une guerre civile, le nazisme (ou le fascisme) contre la démocratie. Saint-Exupéry, si on lui imposait le choix entre ces mots, choisissait, lui aussi, la démocratie. Mais les valeurs à sauver ne se confondaient pas, à ses yeux, avec le régime qui avait conduit la France à l'écroulement. Il regardait, le cœur lourd, le retour des parlementaires de la IIIe République. Le salut des âmes exigeait l'élimination des vichystes, il n'était pas garanti par la restauration des institutions déliquescentes des années trente. Ce que Saint-Ex voulait préserver, une certaine qualité des hommes, la noblesse contre le mercantilisme, une foi humaine contre les idéologies partisanes, se situait au-dessus ou en marge des querelles proprement politiques qui lui faisaient horreur. Mais ces querelles, si médiocres vues de près, nul ne pouvait les exorciser par un coup de baguette magique. Les Français de l'extérieur, une fois l'Afrique du Nord entrée dans la guerre, ne pouvaient se passer d'un gouvernement provisoire, d'un quasi-gouvemement. Sur ce point, Jacques Maritain disait vrai, même si les gaullistes, de New York ou d'Alger, avec leur violence verbale, avec leur sectarisme, finissaient par exaspérer nombre de ceux qui, en dernière analyse, se seraient ralliés à la croix de Lorraine.
Saint-Exupéry s'attira les attaques des gaullistes des États-Unis, encore davantage la défaveur des autorités gaullistes en Algérie, la haine des médiocres qui croyaient trouver dans leur cause la grandeur que la nature leur avait refusée. Il fut l'objet d'interdictions mesquines, ses livres ne furent pas vendus en Algérie. Il perdit rapidement ses illusions sur le général Giraud. Il chercha refuge dans l'escadrille 2/33, celle de la bataille de France. À huit mille mètres d'altitude, seul dans son Lightning, « patience dans l'azur », il offrait sa vie à sa patrie qu'il cherchait vainement sur la terre. Là-bas, au-dessous, les gaullistes s'efforçaient de provoquer les désertions dans les troupes giraudistes et annonçaient les charrettes de la Libération.
J'entends un jeune homme d'aujourd'hui s'écrier Pourquoi le Général n'a-t-ilpas reçu Saint-Ex ? Pourquoi Saint-Ex ne s'est-il pas tourné vers le Général lui-même ? Celui-ci se considérait, depuis juin 1940, le dépositaire de la légitimité française Les quelques milliers de Français qui suivirent le Général en 1940 devaient symboliser la France, incarner la résistance jusqu'au jour du rassemblement du peuple tout entier.
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