La victoire est à qui pourrira le dernier, voyez l'Espagne, et les deux adversaires pourrissent ensemble.

Que nous fallait-il pour naître à la vie ? Nous donner. Nous avons senti obscurément que l'homme ne peut communier avec l'homme qu'à travers une même image. Les pilotes se rencontrent s'ils luttent pour le même courrier. Les hitlériens s'ils se sacrifient au même Hitler. L'équipe de grimpeurs si elle tend vers le même sommet. Les hommes ne se rejoignent pas s'ils s'abordent directement les uns les autres, mais s'ils se confondent dans le même dieu. Nous avions soif, dans un monde devenu désert, de retrouver des camarades : le goût du pain rompu entre camarades nous a fait accepter les valeurs de guerre. Mais nous n'avons pas besoin de la guerre pour trouver la chaleur des épaules voisines dans une course vers le même but. La guerre nous trompe. La haine n'ajoute rien à l'exaltation de la course.

Ainsi s'exprime Saint-Exupéry dans le journal Paris-Soir, au début d'octobre 1938, au lendemain des accords de Munich, par lesquels les démocraties d'Occident laissent Hitler annexer les territoires des Sudètes et pensent éviter la guerre.
Sur la guerre, il a pu longuement méditer depuis ses reportages d'Espagne, envoyés à Paris-Soir en juin 1937. Les hostilités d'Espagne ont pris fin le 28 mars, mais l'état politique du monde laisse prévoir la guerre, note-t-il dans ses Carnets ( V, 71) ; la guerre, qui est l'inacceptable « intellectuellement », mais qui vient quand même (V, 33).
En février 1939, il part pour l'Allemagne, en auto cette fois. Il rencontre Henri Bordeaux à Berlin et visite, sous l'égide d'Otto Abetz, l'école des chefs de Crössinsee. « L'homme ainsi formé ne m'intéresse pas », dira-t-il à Abetz.
Autre thème de ses réflexions d'alors – thème que l'on retrouvera lorsqu'il reprendra du service, en 1943, sur des appareils plus automatisés : le rapport de l'aviateur et de la machine, de la sensibilité et du calcul. Le 1er août 1939 paraîtra un numéro de la revue Document consacré aux pilotes d'essai : Saint-Exupéry en fait la préface.
En juillet, il a écrit une autre préface, destinée à l'édition française du livre d'Anne Morrow Lindbergh , Le Vent se lève (Listen, the Wind...) Les Lindbergh sont immobilisés faute du coup de vent qui pourrait soulever leur hydravion .

PRÉFACE POUR « LE VENT SE LÈVE... »

(extraits).

(...) Le vrai livre est comme un filet dont les mots composent les mailles. Peu importe la nature des mailles du filet. Ce qui importe, c'est la proie vivante que le pêcheur a remontée du fond des mers, ces éclairs de vif-argent que l'on voit luire entre les mailles. Qu'a-t-elle ramené, Anne Lindbergh, de son univers intérieur ? Quel goût a-t-il, ce livre ? (...)

Lindbergh n'a pas décollé de Bathurst. L'avion est trop chargé. Il suffirait pourtant à ce pilote, pour qu'il déjaugeât son appareil, d'un coup de vent de mer. Mais le vent manque. Et les voyageurs, une fois de plus, luttent vainement contre la glu. Alors ils se décident aux sacrifices. Ils prélèvent sur l'avion les vivres, les accessoires, les rechanges les moins essentiels.