Plus aucun de mes ancêtres silencieux n'est à mes côtés, pas une femme, pas même le petit garçon à l'œil marron qui louche. Je resterai quand même. Il y a toujours quelque chose à voir.

N'ai-je pas raison, ô père, toi qui, à cause de moi as goûté à l'amertume de la vie en goûtant à la mienne. Et comme je grandissais, tu goûtais toujours à nouveau à la trouble infusion de mon devoir. Et, préoccupé par l'arrière-goût d'un avenir si étranger, tu examinais mon regard, lourd de ma faiblesse. Ô mon père, depuis que tu es mort, tu as souvent peur au cœur de mon espoir. Et pour l'amour de ce rien qu'est ma destinée, tu renonces à cette indifférence qui est le bien des morts, à tes empires d'indifférence. Dis, mon père, n'ai-je pas raison ?…

Et vous, n'ai-je pas raison ? Vous qui m'aimiez à cause de ce faible début de mon amour pour vous, que je perdais toujours parce que l'espace dans votre regard – quand je l'aimais – passait dans l'espace cosmique où je ne vous trouvais plus…

N'ai-je pas raison si j'ai envie d'attendre devant la scène des marionnettes, de regarder si pleinement qu'à la fin, pour faire contrepoids à mon regard, un ange doit paraître en acteur qui mettra tous les pantins debout. Ange et poupée, tel est finalement le spectacle. Voici assemblé ce que notre présence ne cesse de séparer. Voici naître enfin, de nos saisons, le cycle de toutes les métamorphoses. Le jeu de l'ange nous dépassera infiniment. Vois les mourants, ne devraient-ils pas pressentir à quel point tout ce que nous faisons ici n'est que subterfuge. Rien n'est soi-même.

Ô heures de l'enfance où derrière les images il y avait plus que le passé et, devant nous, point l'avenir. Certes, nous grandissions et, parfois, nous avions hâte d'être bientôt grands, un peu pour l'amour de ceux qui n'avaient plus pour eux que d'être de grandes personnes. Et pourtant, dans nos pas solitaires, nous goûtions la joie que donne ce qui demeure et nous nous tenions dans l'interstice entre l'univers et le jouet, dans un lieu qui, de tout temps, a été créé pour un événement pur.

Qui nous indiquera la place de l'enfant ? Qui l'établira dans sa constellation et lui mettra à la main la mesure de la distance ? Qui formera la mort de l'enfant de ce pain gris qui durcit, ou qui laissera cette mort dans la bouche toute ronde, comme le trognon d'une belle pomme ?…

Les assassins sont faciles à comprendre. Mais comment saisir ceci, contenir cette mort, toute la mort – la porter si doucement avant même qu'on soit en vie et n'en pas prendre ombrage ? Cela reste sans nom.

La cinquième élégie

LA CINQUIÈME ÉLÉGIE

(SALTIMBANQUE)

À Madame Hertha Kœnig

MAIS, dis-moi donc, qui sont ces errants, un peu plus fugitifs encore que nous-mêmes ? Pour l'amour de qui une volonté jamais assouvie les pousse et les presse de bonne heure ? Elle les essore, les tord, les enlace et les lance, les jette et les rattrape. Et ils retombent d'un air huilé et plus lisse sur le tapis râpé par leur saut infini, tapis perdu dans l'univers, posé ainsi qu'un pansement, comme si, en cet endroit, le ciel du faubourg avait meurtri la terre.

Et à peine là, voici qu'ils se dressent, debout, tels l'initiale majuscule. Mais la poigne qui revient sans cesse les roule à nouveau, pour rire, comme Auguste le Fort, à table, écrasait une assiette d'étain.

Ah, et autour de ce centre, la rose du regard fleurit et s'effeuille. Autour de ce pilon, le pistil, touché par son propre pollen, en fleurs, est fécondé de nouveau pour le faux fruit du déplaisir ; il n'en a point conscience, mais, brillant de sa surface la plus mince, il semble sourire légèrement.

Voici l'athlète, fané et ridé, le vieux, qui ne sait plus que tambouriner. Il s'est ratatiné dans sa peau puissante comme si elle avait contenu autrefois deux hommes dont l'un reposerait déjà au cimetière et l'autre lui aurait survécu, sourd et parfois égaré dans la peau veuve.

Mais le jeune homme, comme s'il était né d'un torse et d'une nonne, est pleinement tendu de muscles et de simplicité.

Ô vous qu'une petite souffrance reçut autrefois comme jouet dans une de ses longues convalescences…

Toi qui tombes de ce bruit sourd que seuls les fruits connaissent, cent fois par jour, tu tombes vert encore de cet arbre, né du commun mouvement (plus rapide que l'eau même cet arbre vit en quelques minutes son printemps, son été et son automne) tu chois et tu heurtes la tombe : parfois dans une demi-pause, un cher visage voudrait naître pour toi et te conduire vers ta mère qui est si étrangement tendre, mais ce visage si timidement esquissé, il se perd dans ton corps qui le galvaude… Et de nouveau l'homme frappe dans ses mains pour le bond. Avant qu'une douleur te devienne sensible près du cœur toujours au galop, la brûlure de la plante du pied a déjà dépassé l'origine de cette douleur ; et ton corps emplit tes yeux de larmes.

Et pourtant, aveuglément, le sourire…

Ange, cueille donc ce simple aux petites fleurs, prends-le ! Apporte un vase et garde-le. Place-le sous nos joies qui sont encore fermées, dans une urne aimable et qu'une inscription pleine d'élan le célèbre : Subrisio saltat.

Toi, très chère, que les joies les plus vives ont dépassée d'un saut muet, peut-être tes franges seront-elles heureuses pour toi ou, sur les seins, jeunes et fermes, la soie d'un vert métallique se sentira-t-elle infiniment choyée et ne manquera de rien. Vous, fruits de l'indifférence, ouvertement offerts sous les épaules, vous êtes toujours différemment posés sur les balances hésitantes de l'équilibre.

Où, où donc est le lieu – je le porte dans mon cœur – où ils sont encore loin de savoir et ils se détachent l'un de l'autre comme des animaux qui ne sont pas encore mûrs pour l'accouplement, où les poids sont encore lourds, où les assiettes tombent encore des bâtons qui tournoient, en vain…

Et soudain dans ce lieu, qui est de nulle part, voici l'endroit inexprimable, où la pure insuffisance se change incompréhensiblement et saute dans ce vide trop plein. Sans un chiffre, le compte multiple s'y résoud.

Places, ô place à Paris, place du spectacle infini, la modiste Madame Lamort enlace ses rubans sans fin, les routes inquiètes de la terre, et, elle en fait de nouveaux nœuds, des ruchés, des fleurs, des cocardes, des fruits artificiels. Parures aux couleurs mensongères pour les chapeaux d'hiver bon marché du destin.

…………………………………………………

Ange, il y aurait une place que nous ne connaissons point, et là, sur un tapis sans nom, les amants, qui n'atteignent jamais jusqu'au savoir ici-bas, montreraient les hautes figures de l'élan de leur cœur, les tours de leur joie, et aussi leurs échelles, qui autrefois se touchaient seulement en tremblant puisque le sol leur manquait toujours. Entourés d'innombrables morts, les amants sauraient enfin. Devant ce couple, au sourire vrai, les spectateurs jetteraient-ils alors sur le tapis pacifié les dernières monnaies du bonheur, infiniment valables et toujours épargnées ?

La sixième élégie

LA SIXIÈME ÉLÉGIE

FIGUIER, depuis longtemps déjà il m'importe de savoir comment tu dépasses presque entièrement ta fleur ; ton pur secret que personne n'a chanté, tu le pousses au-dedans du fruit pris très tôt. Comme le tuyau de la fontaine, ton branchage sinueux conduit en haut et en bas la sève qui, sans presque se réveiller, glisse dans le bonheur de son acte le plus doux, tel le dieu se changeant en cygne.

… Mais nous demeurons, oh ! c'est fleurir qu'est notre gloire, et c'est trahis que nous entrons dans l'intérieur trop longtemps attendu de notre fruit. Rares sont ceux chez qui la poussée vers l'acte s'élance si fortement qu'ils s'impatientent dans la plénitude du cœur, et brûlent à l'appel de l'épanouissement qui effleure comme une douce brise nocturne la jeunesse de leur bouche et de leur paupière : ce n'est peut-être que chez les héros et les adolescents marqués de bonne heure pour l'autre côté que, la mort en jardinant, a tracé différemment les artères.