L'esprit du temps se crée de larges silos de forces, informes comme l'impulsion si tendue qu'il puise en toute chose. Les temples, il ne les connaît plus. C'est à nous de retrouver plus secrètement cette prodigalité du cœur. Oui, là où survit une seule chose, née autrefois de la prière, une chose servie à genoux, la voici qui passe déjà à l'invisible.

Nombreux sont ceux qui ne la voient plus sans pouvoir la reconstruire en eux-mêmes à une échelle supérieure, avec des piliers et des statues.

Tout sombre soubresaut du monde connaît ces déshérités qui ont perdu le passé et n'ont pas encore ce qui est proche. Car pour les hommes le plus proche même est très lointain. N'en soyons pas troublés, mais ayons la force de garder la forme que nous avons encore reconnue. Cela s'est élevé une fois parmi les hommes, au milieu du destin destructeur, au cœur même de cette ignorance de tout chemin, debout cela semblait exister et les étoiles des ciels sûrs s'en rapprochaient. Ange, à toi je puis encore montrer cela, afin que ton regard le sauve et finalement l'élève. Colonnes, pylônes, le sphinx, la cathédrale, son ascension arc-boutée qui s'élève, grise, d'une ville mourante ou d'une ville étrangère. N'était-ce point miracle ? Oh étonne-toi, ange, car c'est nous, nous ô grand ange ! Raconte que nous avons été capables de cela, mon propre souffle ne suffit point pour la louange. C'est ainsi que malgré tout nous n'avons pas perdu les espaces ouverts. (Qu'ils doivent être vastes puisque pendant des millénaires notre sentiment n'a point réussi à les emplir.)

Mais une tour était grande, n'est-ce pas, ô ange, elle était grande même à côté de toi ? Chartres était grand et la musique allait plus loin encore et nous dépassait. Mais même une amante, seule, la nuit à la fenêtre, ne t'arrivait-elle pas jusqu'aux genoux ?

Ne crois point que je veuille convaincre, ange, et même si je le voulais ! Tu ne viendrais pas. Car mon appel est toujours plein de départ. Tu ne saurais lutter contre un tel courant. Mon cri est comme un bras tendu, Et la main, en haut, ouverte pour savoir, reste ouverte devant toi, largement ouverte, comme une défense ou un avertissement, ô Insaisissable.

La huitième élégie

LA HUITIÈME ÉLÉGIE

Dédiée à Rudolf Kassner.

DE tous ses regards, la créature saisit l'ouvert. Seuls nos yeux paraissent retournés, posés comme des pièges autour de la créature, de sa libre issue. Ce qui est dehors, nous ne le lisons que dans le regard de l'animal, car, le jeune enfant est déjà retourné par nous et forcé de voir des formes derrière lui, au lieu de découvrir cette ouverture, si profonde dans le visage de la bête. Libre de toute mort. Quant à nous, c'est la mort seule que nous voyons. L'animal libre a toujours sa fin derrière lui et devant lui Dieu. Et lorsqu'il marche, ses pas appartiennent à l'éternité, comme les mouvements des fontaines. Nous n'avons pas un seul jour, devant nous, le pur espace auquel les fleurs s'ouvrent infiniment. C'est toujours le monde et jamais, sorti du néant, le lieu qui est de nulle part, la pureté que rien ne surveille mais que l'on respire, que l'on connaît infiniment, que l'on ne convoite point. Enfant, tel s'y perd dans le silence et en est bouleversé. Ou tel autre meurt et il l'est. Car près de la mort, on ne la voit plus, le regard se fige et devient peut-être celui de l'animal. Les amants, n'était l'autre qui masque la vue, en seraient tout proches. Ils s'étonnent…

Derrière l'autre, quelque chose s'ouvre comme par mégarde… Mais personne ne dépasse l'autre et de nouveau tout redevient le monde. Toujours tournés vers la création, ce n'est qu'en elle que nous apercevons le reflet de la liberté que nous couvrons d'ombre, ou lorsqu'un animal muet nous traverse de son regard levé. C'est bien cela le destin : se tenir en face, et rien d'autre, et toujours en face.

S'il y avait une conscience semblable à la nôtre, dans l'animal si sûr de soi qui vient à notre rencontre, son mouvement nous arracherait à notre chemin.