Mais quand la machine perd son ressort, les pièces détachées se décomposent. Depuis quelque temps, je me brosse la langue matin, midi et soir, puisqu’il est établi qu’elle constitue un véritable foyer d’infection. D’une façon générale, on peut raisonnablement risquer l’hypothèse qu’en vieillissant, on éprouve un rapport plus complexe à l’événement, complexe parfois jusqu’au paradoxe.
J’attends dans ma voiture, en mâchant devant les ruines de ma maison. Rien à lire. J’ai laissé le Times chez moi. Il n’y a qu’une brochure glissée malignement par le Dr Zippee entre mes mains, et qui décrit les exercices quotidiens censés soulager les torticolis invalidants. Une BD présente un petit bonhomme en bâtons avec un rond en guise de tête, rond qu’il tourne en souriant pour montrer la bonne méthode, celle qui conduit la nuque au nirvana. Sur les autres bulles, on le voit sourcils froncés, coins de la bouche abaissés pour montrer la « mauvaise méthode », celle qui mène tout droit à l’élongation, à la chirurgie invasive de la gorge, aux analgésiques, après quoi on finit en désintox chez Betty Ford, voire en taule à Rahway. Or justement, je sens venir de nouveaux granulés à la hauteur de l’épaule, ce qui m’oblige à me tordre le cou. Ça, c’est la tension. La tension qui monte parce que Arnie Urquhart n’est pas là comme convenu, bon sang !
À part ça, rien d’autre à lire qu’un exemplaire de We Salute You, publication que nous, bénévoles, mettons dans la main de tous ceux qui reviennent d’Irak et d’Afghanistan sitôt après la leur avoir serrée en déclarant « Bienvenue chez vous ! Merci d’avoir servi votre patrie ». We Salute You est une véritable mine ; le soldat rentrant dans ses foyers y trouvera tout renseignement propre à satisfaire ses besoins, ses désirs, à faire face à toute situation au cours des six premières heures dans l’État (pour le cas où personne ne viendrait l’attendre, ce qui se produit le plus souvent). Le magazine est imprimé par une cabale d’allumés de l’Ohio, militants d’extrême droite sur des forums libertariens, qui font tout de même un sacré bon boulot, en ceci qu’ils ne bourrent pas notre publication de conneries anti-avortement, anti-armes à feu, retour à l’âge de pierre, conneries qui truffent en revanche leurs courriers anti-Obama. Je le sais parce que j’en ai reçu, jusqu’à ce que j’aille me plaindre à la poste, après quoi ils ont d’ailleurs continué de me parvenir pendant toute la campagne électorale – avec le temps ils auraient tout de même pu conclure que le message n’était pas passé, ces fêlés de l’Ohio.
We Salute You sort dans une édition spéciale pour chaque port d’arrivée des troupes : L.A., New York, Newark, Boston, Houston, Seattle et même Detroit. Sa vingtaine de pages grises (un format numérique est en chantier) est pleine de numéros de téléphone importants, d’adresses postales et numériques pour chaque zone où le soldat, le marine ou l’aviateur pose le pied en rentrant dans sa patrie. Il y a également les numéros d’urgence à appeler en cas de bouffées de panique, de pulsions suicidaires, d’abus d’alcool ou de drogues. Les coordonnées de compagnies de taxi où les anciens combattants sont bienvenus. Des itinéraires pour se rendre dans des nœuds ferroviaires et routiers, des aéroports. Des numéros pour acheter une carte de téléphone. Toutes les chapelles possibles et imaginables, y compris musulmanes, athées, et Agnostiques Anonymes. Certes, tous ces numéros sont en accès libre, mais pas rassemblés ainsi dans un format gratuit, maniable et dépolitisé. On y trouve aussi des infos moins attendues : salons de massage vietnamien respectables. Boutiques de vêtements pour randonnées à dos de mule dans les sierras. Centrale en ligne pour vous aider à retrouver l’ancienne petite amie qui vous a largué. Des sites de chat autour du problème de la vengeance. Les numéros personnels de tous nos députés et sénateurs. Des adresses de sites où l’on explique comment acheter en gros des cigares cubains ou des préservatifs. Il y a le numéro d’une association LGBT, dite L’union fait la force. Et même celui d’un groupe de soutien nommé « Socrate, mourir dans la dignité » où des psychologues sortis de la fac d’Oberlin et de Macalester s’efforcent d’arracher le soldat à l’abîme, tout en affectant de penser avec lui que la mort est la seule option raisonnable.
Faut-il le dire, il nous arrive d’échouer dans notre mission. Un jeune soldat de Piscataway, rentré de Kandahar depuis trois jours, a ainsi bouché les tuyaux d’échappement de sa Trans-Am avec des exemplaires (volés) de We Salute You, et il a « franchi les bornes rébarbatives de la mort » – pour citer Magee, le poète aviateur – dans le parc de Washington Crossing.
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