Un message scotché sur son volant disait : « Voilà l’avenir. Tenez-vous prêts. » On est impuissant devant un homme décidé au départ ; tout ce qu’on peut faire peut-être, faute de mieux, c’est lui serrer la main.
L’horloge du tableau de bord annonce 11 h 15. Le pêcheur de bars est en train de ranger son matériel dans son seau et de fixer son hameçon à la poignée de sa canne. La marée monte. Il a pêché dos tourné au carnage de la côte, comme si de rien n’était.
Les deux silhouettes minuscules, au loin, avec le chien qui trottine à leurs côtés, sont nettement visibles à présent. Il s’agit des Gluck, mes peu sociables voisins du temps que j’habitais ici. Arthur est un professeur défroqué de l’université Rutgers (remercié pour cause de plagiat, bien qu’il ait plaidé la « négligence » et « un simple oubli »). Il chemine laborieusement avec son opulente moitié, Allie Ann, et leur vieux chien marron obèse, rase-mottes et cacochyme, dont je jurerais qu’ils l’avaient déjà il y a dix ans, ce qui lui en ferait dix-huit ; Prout, de son nom. Les Gluck, quasi nonagénaires, ne sont guère plus ingambes que leur cabot, et ils marchent avec la difficulté des vieillards sur la plage rétrécie par la marée, bras loin du corps, menton rentré, emmitouflés comme des Esquimaux, penchés l’un contre l’autre au point de ne plus former qu’un gros paquet humain. Sont-ils venus faire la tournée des ruines ? Je me le demande. Leur maison s’est volatilisée. À moins qu’ils ne soient partis comme moi et qu’ils n’aient investi dans une résidence pour seniors à Somerville, dont les prestations comportent navettes vers les supermarchés bio Whole Foods, médecin diplômé de Columbia sur place 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, sans oublier la possibilité de garder leur Electra de 1995 jusqu’au jour où l’État leur retirera les clefs. Plutôt sauter dans le trou d’eau qu’est devenu mon sous-sol que leur parler. Quelle lueur de reconnaissance mélancolique irait s’allumer dans leurs petits yeux ronds ? « Ah, oui, bien sûr, monsieur Bascombe. Bien sûr, bien sûr. BIEN SÛR ! » Ces vieilles connaissances, voisins, anciens profs, camarades de régiment aperçus à l’improviste, combien en avons-nous esquivé en plongeant dans la première ruelle pour éviter de leur faire face une seconde ? Tout ça parce que : 1) On n’en a pas envie ; 2) Trop de non-dits entre nous qui ne méritent pas spécialement d’être dits – une muraille de Chine verbale nous dégringolerait dessus et nous écraserait ; 3) Nous savons que d’autres éprouvent la même chose à notre endroit. Nous sommes, pour la plupart, les dernières personnes à qui un individu sensé aurait envie d’adresser la parole quel que soit le jour de l’année, Noël compris.
Je m’enfonce confortablement dans mon siège et remonte ma vitre pour le cas où les Gluck me verraient. Mais ils ne jettent même pas un coup d’œil à ma voiture, garée à cinquante mètres de l’endroit où leur maison se dressait naguère vaillamment. Ils foulent la grève déserte tels des spectres, leur chien sur leurs talons. Où retourneraient-ils, sinon au brouillard d’où ils viennent ?
Et puis tout à coup, je ne supporte plus d’être là. Toutes les défenses dont je m’étais bardé dans l’intérieur des terres se sont délitées ; me voici devenu… une cible. Celle de la perte. De la tristesse. C’est ce que je tenais à éviter et la raison même pour laquelle je me suis abstenu de me risquer ici, ces dernières semaines. J’ai eu tort de venir. Me voici plus ébranlé que je ne veux bien le dire, avec le sentiment que quelque chose de funeste me guette – l’ombre avance sur le gazon du terrain de jeu ; elle couvre le dernier brin d’herbe, l’air se fait soudain frisquet et immobile ; tout est fini pour moi. Ce ne sera que trop vrai à terme. Alors comment me reprocher d’éprouver cette sensation ici et maintenant ?
Je suis prêt à déclarer forfait. Être ici m’emplit d’une culpabilité hors-sol. C’est un peu ce qu’on ressent quand quelqu’un qu’on connaît – mais pas très bien – sombre au fond du désespoir et se met brusquement à pleurer comme un veau : désemparé, on n’a qu’une envie, qu’il ou elle s’arrête, bon Dieu ! Ce qui se passe ici n’est en rien de ma faute, et pourtant je me sens impliqué de manière diffuse dans le délabrement général et la morosité de l’avenir.
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