J’étais loin de l’imaginer, bien loin, et en même temps, ça paraît si insignifiant. Crétin, sombre crétin. Que je suis. Une fois de plus.
Alors, que faire ? Rester là, moteur tournant, en attendant que la bordure continentale me renfloue ? Remettre la Fanfare (Obama l’avait mise en ouverture de son discours au Lincoln Memorial et ça a marché) ? Sortir dans le brouillard glacé et aller farfouiller du côté de mon ancienne demeure, histoire de voir si je n’y repérerais pas un objet oublié il y a dix ans ? Un panier à linge en plastique, une pompe à vélo qui porterait le nom de Bascombe peint au vernis à ongles rouge. Qu’est-ce que je dois faire, merde ? À ma place, n’importe qui se tirerait. Seulement voilà, j’ai peur de me manger un clou du toit dans les pneus radiaux.
Dehors, de l’autre côté de ma vitre fermée, Arnie Urquhart, car je suppose que c’est lui, est en train de me parler ; je reçois l’image mais pas le son. Où est cachée sa Lexus ? Par-delà la dune et les ruines de mon ancienne maison – la sienne –, il désigne une pile de bâtonnets tombés du ciel. Il n’est pas exclu que le monoxyde de carbone m’ait envoyé faire un bref séjour dans les vapes. Est-ce qu’il est là depuis longtemps ? Est-ce que notre rendez-vous a déjà eu lieu ? Est-ce que je suis parvenu à me racheter auprès de lui comme dans le temps ?
Apparemment, il est en train de me parler des Tours jumelles, et c’est peut-être pourquoi il désigne le nord. Autrefois, je croyais les voir depuis ma terrasse, mais ce n’étaient que des nuages, des effets de lumière. « Fallait quand même qu’ils soient bien givrés, les gars », est en train de dire Arnie quand je baisse ma glace. Aussitôt, nous voilà très proches l’un de l’autre. « Voir cet énorme gratte-ciel te foncer dessus à 500 km/h, merde alors ! Ça donne à penser ! » Impossible d’ouvrir la portière, Arnie est devant. Un courant d’air océanique, humide et brumeux, s’insinue dans le cocon de ma voiture. Quand j’étais à la fac d’Ann Arbor, j’aimais bien le froid. Plus maintenant. « Chacun fait face aux désastres avec ses propres ressources, hein, Frank ? Mais les pauvres gars des Tours, là, ils n’ont pas pu. Alors faut qu’on s’estime heureux, ici, tu crois pas ? » Arnie se tourne vers la dépouille de sa maison. « Tu te rappelles comment c’était, ici ? Ah là là… » Sur fond de sifflement de l’océan, une corne de brume gémit. Tiens ! elle marche encore, contrairement à tout le reste.
« La nature a plus d’un tour dans son sac, faut croire, Arnie. » C’est une citation de Roethke bien commode ; j’arrive à la caser dans presque toutes les situations. Arnie et moi avons échangé pas mal d’histoires sur le pauvre Ted Roethke quand je lui ai vendu la maison.
« Viens prendre un bol d’air, Frank, me dit Arnie en se dirigeant vers la maison déracinée comme si j’étais totalement sorti de ses pensées. Émerge de ta caisse, bon Dieu, et explique-moi ce que je dois faire de cette épave. » Il parle contre le vent. « Moi, je dis qu’on n’est pas couchés, non ? »
Arnie Urquhart a changé, et de façon spectaculaire, depuis la dernière fois que je l’ai vu, à la signature de la vente, il y a huit ans. Chaque année, il m’envoie ses vœux, accompagnés d’un cliché en couleurs où s’étalent plusieurs spécimens humains souriants et florissants. Tantôt c’est une photo de groupe sur une pelouse à l’ombre de chênes, l’herbe verte comme celle du golf d’Augusta, avec à l’arrière – plan sur une vaste demeure blanche aux volets rouges. Tantôt on voit sur le sable la même bande, santé insolente et tenue de plage ; ils sont affalés les uns contre les autres, invariablement radieux sur fond d’océan miroitant, un golden retriever devant eux, au centre de la photo. J’ai supposé que le cliché sur la plage avait dû être pris pas loin d’où nous sommes et qu’il évoquait un bonheur bien mérité par une vie sans accroc. Au fil du temps, j’ai vu apparaître un visage café au lait dans la vitrine de Noël. (Celui d’une jolie jeune femme portant des vêtements plus ou moins ethniques.) Deux ans plus tard, ce visage avait cédé la place à celui d’une jeune blonde au sourire plus épanoui encore ; j’ai décidé, Dieu sait pourquoi, qu’elle devait être russe. J’aurais peut-être remarqué la métamorphose d’Arnie si j’avais pris le temps de regarder la photo de plus près.
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