C’était à deux semaines de Noël, il y a huit ans, presque jour pour jour.

Il faut dire à ma décharge que j’avais appelé plusieurs fois sa résidence principale à Hopatcong pour savoir comment sa / ma maison de plage avait essuyé la tempête. J’avais appelé ainsi plusieurs de mes anciens clients, et même mon ancien associé ; chaque fois les nouvelles étaient mauvaises, mauvaises, mauvaises. À Haddam, chez Sally et moi, les dégâts se limitaient à deux jeunes chênes (dont l’un déjà mort) arrachés, tout comme la moitié du toit de la cabane du jardin, et à un pare-brise fêlé. « Si peu que rien, quoi », aurait dit ma mère en imitant avec ses lèvres un bruit de pet, suivi d’un éclat de rire.

« Je t’ai appelé, peut-être même trois fois », ai-je dit à Arnie avec la sensation glaçante et vertigineuse d’être un menteur, ce que je n’étais pas, en l’occurrence.

Le type d’Elizabethtown a levé un pouce dans ma direction. Notre consommation d’eau pour le mois de novembre : RAS.

« C’est comme appeler le macchab pour lui faire tes condoléances. » Depuis Cheesequake, la voix d’Arnie me parvenait hachée. « Tu me téléphonais pour quoi, Frank, pour qu’on se fasse une petite bouffe ? Pour me racheter ta baraque ? Il en reste plus une seule debout, de baraque, pauvre crétin ! »

Je ne trouvais rien à répondre. Si sincères soient-ils, les élans de gentillesse, de commisération, de solidarité, de sympathie et d’empathie ne pèsent pas lourd face à une perte réelle. J’avais seulement voulu m’assurer qu’on avait évité le pire – et en effet. C’était pourtant bien sur Sea-Clift que le plus fort de la tempête s’était abattu, comme les balles sur Dunkerque. Pas moyen de passer entre.

« Je te fais pas de reproches, Frank. C’est pas pour ça, mon coup de ronfleur. » Arnie Urquhart est un ancien Michigan Wolverine, comme moi. Classe 68. Dans l’équipe de hockey. Finaliste pour une bourse Rhodes. Membre de la fraternité Lambda Chi. Croix de guerre de la Marine. On parlait comme ça, à cette époque exaltante et troublée. Le ronfleur. Les gogues. La Z machine. Le fion. Les négros. Les niakoués. Les nibards… C’est à se demander comment nous avons pu décrocher des boulots rémunérateurs. Arnie tient, ou tenait, un commerce de fruits de mer dans le nord du New Jersey et il s’est fait une fortune en vendant à l’insu de la FDA – et discrètement livrés par camionnettes blanches sans raison sociale apparente – des œufs de poisson, du caviar d’Iran et autres gourmandises en provenance de la mer Noire à des cadres sup de chez Schlumberger pour des réceptions très privées dont personne ne soupçonne l’existence, pas même le Président Obama, qui n’y aurait d’ailleurs pas sa place selon le gratin républicain, puisqu’on n’y sert ni tripes ni panse de porc.

« Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Arnie ? » Je regardais le pick-up du gars d’Elizabethtown disparaître dans Wilson Lane. Quand une vente tourne au vinaigre, et quel que soit le temps écoulé depuis, les acquéreurs s’en prennent d’abord à l’agent immobilier, qui est pourtant presque toujours de bonne foi.

« Je suis en route, Frank. Y a un enfoiré d’Italien qui m’a appelé chez moi. Il veut m’acheter le terrain et la maison, enfin ce qu’il en reste – cinq cent mille dollars. J’aurais besoin d’un conseil. T’en as un à me donner ? » Les voitures filaient toujours.

« Pour ce que j’en fais moi-même, de mes conseils, Arnie… Comment ça se présente sur place, exactement ? »

Je le savais très bien, inutile de le dire.